Il s’agit là du texte – simplifié et raccourci – de la communication que j’ai délivrée le 28 octobre 2025 à la PUC-RS à Porto Alegre devant les étudiants en maîtrise et doctorat de sciences humaines accompagnés de leurs professeurs.
Définissons l’humanisme d’abord comme une réflexion sur l’essence de l’Homme qui se caractérise par son abstraction et se situe dans un horizon d’universalité. Deuxièmement, fondé sur cette réflexion, l’humanisme se préoccupe du bien de l’Homme, c’est dire qu’il a une visée normative, éthique.
Karl Jaspers a nommé “période axiale” le milieu du premier millénaire avant notre ère, ce moment de l’histoire où Confucius en Chine, le Bouddha en Inde, Zarathoustra en Perse, les prophètes hébreux en Israel et Socrate en Grèce ont fondé, chacun à leur manière, de grandes traditions humanistes. On notera qu’il s’agit toujours d’une affaire de lettrés, basée sur l’usage de l’alphabet ou d’un système de caractères standardisés comme en Chine. En ce temps là, les chaînes de traditions orales commençaient à être notées, les textes manuscrits, réécrits à chaque copie, étaient fluides, éclatés entre de multiples versions. Quant aux auteurs réels, anonymes et pluriels, ils se dissimulaient souvent sous l’autorité de grands ancêtres mythiques.
La Bible et la littérature gréco-romaine sont les deux grandes racines de l’humanisme occidental. Je laisse de côté la Bible que je n’ose évoquer devant des frères maristes qui en savent plus que moi sur ce sujet et je me contenterai d’évoquer l’humanisme gréco-romain. La païdéia grecque et l’humanitas romaine (qui en est la traduction) reposent sur trois grands piliers: les lettres, l’ouverture d’esprit et le sentiment de la dignité humaine.
Les lettres comprennent ici la maîtrise du langage et de l’écriture (la grammaire), la science du raisonnement et du dialogue contradictoire (la dialectique), l’art de convaincre, enfin, essentiel dans cette culture d’orateurs politiques et d’avocats (la rhétorique). L’encyclopédie lettrée supposait la connaissance des sciences de l’époque et surtout une immersion de l’esprit dans le corpus des auteurs classiques : poètes, dramaturges et philosophes.
L’ouverture d’esprit se manifeste dans cette maxime célèbre tirée d’une pièce de Térence (2e siècle avant notre ère) : “Rien de ce qui est humain ne m’est étranger”. La phrase est elle-même inspirée de Ménandre, auteur de théâtre de l’époque hellénistique.
Le troisième point, qui définit encore aujourd’hui le fondement de l’attitude morale humaniste, est le primat de la dignité humaine. On pourrait prétendre que les romains et les grecs, qui pratiquaient l’esclavage, n’ont pas été à la hauteur de leurs propres principes. Sans doute. Mais il faut rappeler que presque toutes les sociétés ont pratiqué l’esclavage ou le servage, dont l’abolition ne date que du 19e siècle. Or, malgré leur statut juridique inférieur, on pouvait traiter les esclaves de manière “humaine” ou pas. L’auteur de théâtre Térence, que j’ai cité plus haut, et le philosophe stoïcien Épictète sont nés esclaves et ils ont été affranchis par des maîtres qui admiraient leurs talents.
L’histoire des technologies symboliques rythme celle de l’humanisme. À la Renaissance, l’imprimerie, en mécanisant la reproduction des textes, rend disponible les copies et les traductions. L’édition devient une industrie et la littérature moderne se développe. Il en résulte la naissance de l’auteur moderne, source d’un texte original, qui se matérialisera à la fin du 18e et surtout au 19e siècle par l’apparition du droit d’auteur.
Les “humanistes” de la Renaissance éditent, fixent, traduisent et impriment les textes anciens qui appartiennent aux traditions bibliques et gréco-latines. Émerge alors la critique textuelle, à savoir l’établissement des textes à partir de copies divergentes. Les studia humanitatis regroupent alors la connaissance de l’Hébreu, du Grec et du Latin. Au-delà de la compétence linguistique, le métier d’humaniste suppose une intimité avec les grands textes de la littérature et de la philosophie, une nouvelle sensibilité à la philologie, à l’histoire et aux contextes de rédaction qui aboutira au 19e siècle à la naissance de l’herméneutique moderne.
La critique textuelle mène insensiblement à l’esprit critique. Luther initie le schisme de la chrétienté latine en contestant l’autorité de l’Église qu’il déplace sur les Écritures saintes, désormais disponibles en langues vernaculaires: c’est le fameux slogan “Sola scriptura“. Première figure de l’intellectuel européen, Érasme de Rotterdam vit de sa plume grâce à l’imprimerie, navigue dans un réseau intellectuel transnational, n’hésite pas à critiquer la société et les élites de son temps (comme dans son célèbre Éloge de la folie), et s’établit par son œuvre monumentale comme un des principaux éditeurs, philologues, traducteurs, théologiens et pédagogues de l’Europe. Face à la montée des haines religieuses (et contrairement au boute-feu Luther), Érasme défend un humanisme chrétien pacifique.
Au début du 19e siècle un débat, particulièrement illustré par le pédagogue Friedrich Niethammer, partage les esprits en Allemagne. Faut-il centrer l’éducation – qui vise de plus en plus l’ensemble du peuple – sur les matières “utiles” de type scientifique et technique ou bien plutôt sur le développement de l’esprit, du goût, du jugement moral autonome et sur la capacité à s’inscrire dans une culture partagée grâce à l’étude des textes anciens? La première option, plus immédiatement pratique, se nomme alors philanthropie. Quant à la seconde option, qui insiste sur la formation de la personne ou “bildung”, elle est baptisée humanisme. Dans le monde occidental, ce débat va durer jusqu’au 20e siècle inclus, jusqu’à ce que la formation dite humaniste ne soit plus réservée qu’à une petite minorité de spécialistes professionnels et ne constitue plus l’armature de l’éducation de la majorité, ni même celle des élites.
Dans la seconde moitié du 19e siècle, l’historien Jacob Burckhardt redéfinit l’humanisme (qu’il conçoit comme un fruit de la Renaissance européenne) comme une orientation philosophique et pratique vers l’autonomie de l’esprit humain s’émancipant du clan familial, de la classe sociale et de l’autorité de l’église qui étouffent la liberté individuelle. Les idées de Burckhardt auront une grande influence sur Nietzsche, lui-même philologue de profession et fort sensible au caractère historique des manières de vivre et de penser.
Résultant d’une évolution qui avait commencé dès la Renaissance, entre les 19e et 20e siècles, l’humanisme se centre sur la valeur et la dignité de l’Homme, adopte une éthique universaliste, se situe dans une perspective générale d’émancipation ou de gain d’autonomie ; enfin, il accorde une importance privilégiée aux études littéraires et artistiques pour le développement de la personne. Cette approche a fait l’objet de nombreuses critiques en provenance des théologiens chrétiens, des penseurs socialistes et des contempteurs de la morale ordinaire. Mais je ne m’attarderai pas ici à ces nombreuses contestations, qui sont devenues particulièrement vives à partir de la fin de 1ère guerre mondiale, perçue comme un effondrement de l’humanisme européen.
Si l’humanisme naît avec l’alphabet dans un milieu lettré et renaît avec l’imprimerie, que devient-il lorsque le numérique s’affirme comme la technologie symbolique dominante? Déterminons les principaux caractères de la métamorphose du texte au 21e siècle. Toutes les expressions symboliques sont rassemblées et interconnectées dans une mémoire numérique universelle omniprésente. La manipulation des symboles (et non seulement leur reproduction et leur transmission) est automatisée. Les textes peuvent être générés, traduits, et résumés automatiquement. Les masses de données numériques entrainent l’intelligence artificielle générative (IA), qui devient la voix probabiliste de la mémoire collective. Paradoxalement l’IA représente d’autant mieux la tradition qu’on l’interroge sur des textes du canon humaniste souvent édités, traduits et commentés tels que la Bible, les pères de l’Église, Homère, Platon, Aristote, les grandes œuvres littéraires et philosophiques occidentales, sans oublier les œuvres capitales et textes sacrés des autres traditions. En revanche, plus on s’approche d’œuvres et de thèmes contemporains et plus l’IA exprime l’opinion : la rumeur et les échos de la caverne de Platon, désormais numérique.
L’humanisme n’a jamais été autant critiqué qu’en ce 21e siècle. Le posthumanisme dénonce nos illusions sur la permanence d’une humanité désormais obsolète, hybridée ou dépassée par les machines et les biotechnologies. L’écologisme et l’antispécisme critiquent notre anthropocentrisme : ayant pris conscience des ravages de l’anthropocène, du changement climatique et de l’effondrement de la diversité biologique il nous faudrait renoncer à l’humanisme qui voit en l’Homme le « maître et possesseur de la nature ». Enfin, pour les tenants d’une certaine sociologie critique (marxisme, anti-impérialisme, féminisme intersectionnel), l’humanisme universaliste masquerait la domination d’une partie de l’humanité sur une autre.
Mais il ne faut pas confondre l’humanisme avec son invocation hypocrite ou sa caricature. l’humanité n’est pas obsolète. Les derniers développements de la technique confirment, s’il en était besoin, la singularité à la fois terrible et merveilleuse de notre espèce. C’est précisément parce que nous avons – en tant qu’êtres humains – une capacité symbolique qui nous ouvre à la conscience morale que nous devons prendre la responsabilité de la biosphère et défendre la dignité intrinsèque de tous les êtres humains.
Dans le prolongment de son évolution historique et des contre-courants qui s’y sont opposés tout en l’enrichissant, je voudrais maintenant articuler ma propre version de l’humanisme au 21e siècle. Je vais énoncer quelques principes fort simples qui, à mon sens, devraient guider la communauté des “humanités” désormais numériques.
À la racine se trouve un certain rapport à la parole et à la tradition. Un humaniste reconnait le poids existentiel de la parole et considère le langage comme le milieu éminent du sens. À une époque de démystification et de critique tous azimuts, il faut réapprendre à cultiver une révérence pour les textes et les symboles. Plutôt que de rejeter aveuglément les traditions, dans une logique de “table rase”, nous devrions travailler à les recueillir, non pour les réifier ou les maintenir inchangées mais pour les faire vivre au présent, les réinterpréter et les transmettre.
Les trois pratiques humanistes par excellence – lire, écrire, penser – se conditionnent mutuellement.
La lecture est essentiellement un rapport à la bibliothèque, que son support soit l’encre et le papier ou l’écran et l’électron. En tant qu’humaniste, ma vocation est d’accueillir, autant que possible, la source de sens virtuellement infinie de la bibliothèque. En lisant, je dé-couvre sous un texte une parole vivante qui s’adresse à moi. Afin de recueillir le sens du texte, je ne m’enferme pas dans une seule méthodologie mais je mobilise la philologie, les analyses formelles, l’histoire, les influences. Chaque texte peut être interprété sur le fond d’une multiplicité de corpus (celui de l’auteur, de l’époque, du genre, du sujet, etc.) si bien que la figure unique du texte donne lieu à plusieurs formes selon les perspectives. L’IA ne doit jamais se substituer à la lecture. Rien ne remplace la relation directe avec un texte. En revanche, l’IA peut augmenter la lecture par des explications, des commentaires, des références, voire l’évocation d’une littérature secondaire. Ne plus lire à la première personne, c’est cesser d’apprendre et renoncer à comprendre.
Passons maintenant à l’écriture. Écrire, c’est s’incrire dans le temps, entretenir un rapport au passé, au présent et à l’avenir. Dans la relation au passé, l’écriture se confronte aux canons et aux corpus. L’auteur soliste ne chante jamais qu’accompagné par le chœur fantomatique des générations disparues. Dans le présent vivant, je participe à un dialogue de lettrés où se croisent mémoire collective (peut-être portée par l’IA) et mémoire personnelle. J’articule une parole vivante qui s’adresse à l’autre pour faire jaillir un sens contemporain. Dans mon rapport à l’avenir, j’ajoute à une mémoire collective qui contribue à entraîner les IA et qui touchera peut-être l’esprit des générations futures. Quelle responsabilité! Sauf pour les tâches administratives, l’IA ne doit jamais se substituer à l’écriture. Mais elle peut la préparer en rédigeant des fiches ou en organisant des notes, comme le ferait un assistant. Elle peut aussi parfaire un texte en travaillant à son édition ou à sa bibliographie. Ne plus écrire à la première personne, c’est cesser de penser.
Et justement, qu’est-ce que penser en humaniste ? Il s’agit d’abord d’enrichir notre mémoire personnelle, qui est le fondement de la pensée vivante. Ce n’est pas parce que “tout” se trouve sur internet que nous devons cesser de cultiver notre mémoire individuelle. Et cela précisément parce que la pensée est un dialogue des mémoires. Elle se tisse en effet dans une dialectique entre la mémoire collective représentée aujourd’hui par l’IA, la mémoire personnelle de chacun d’entre nous et le dialogue ouvert – contradictoire et complice – avec nos pairs et contemporains. Plus riche est notre mémoire personnelle et mieux nous pouvons exploiter les ressources de l’IA, poser les bonnes questions, repérer les hallucinations, éclairer les angles morts. En aucun cas l’IA ne peut se substituer à l’ignorance. Mais elle peut servir de conseillère et d’entraîneuse pour nos apprentissages. Ignorants, nous serons manipulés et induits en erreur par les modèles de langue. Par contraste, plus nous sommes savants et mieux nous pouvons maîtriser l’IA qui, quoiqu’elle soit aujourd’hui l’environnement de la pensée ou le nouveau sensorium, n’est jamais qu’un outil.

