Comment penser la nouvelle sphère publique numérique? Je commencerai par évoquer le contexte anthropologique et démographique du basculement de la sphère publique dans l’environnement numérique. Dans un second temps, j’analyserai les nouvelles formes de mémoire et de communication supportées par le nouveau médium. J’évoquerai ensuite les figures de la domination et de l’aliénation propres à ce milieu de communication. Je terminerai, comme il se doit, par quelques perspectives d’émancipation.

1 Le contexte

Une nouvelle époque de la culture

Un des facteurs principaux de l’évolution des écosystèmes d’idées réside dans le dispositif matériel de production et de reproduction des symboles, mais aussi dans les systèmes « logiciels » d’écriture et de codage de l’information. Au cours de l’histoire, les symboles (avec les idées qu’ils portaient) ont été successivement pérennisés par l’écriture, allégés par l’alphabet et le papier, multipliés par l’imprimerie et les médias électriques.

A chaque étape, de nouvelles formes politiques sont apparues : villes, palais-temples et premiers états avec l’écriture, empires et cités avec l’alphabet ou le papier, états nations avec l’imprimerie et les médias électroniques.

Les symboles sont aujourd’hui numérisés et calculés, c’est-à-dire qu’une foule de robots logiciels – les algorithmes – les enregistrent, les comptent, les traduisent et en extraient des patterns. Les objets symboliques (textes, images fixes ou animées, voix, musiques, programmes, etc.) sont non seulement enregistrés, reproduits et transmis automatiquement, ils sont aussi générés et transformés de manière industrielle. En somme, l’évolution culturelle nous a menés au point où les écosystèmes d’idées se manifestent sous l’avatar de données animées par des algorithmes dans un espace virtuel ubiquitaire. Et c’est dans cet espace que se nouent, se maintiennent et se dénouent les liens sociaux, là que se jouent désormais les drames de la Polis… 

Le basculement démographique

L’hypothèse d’une mutation anthropologique rapide et de grande ampleur se fonde sur des données quantitatives qui ne prêtent pas à controverse.

Accès aux ordinateurs

Concernant l’accès aux ordinateurs, on peut considérer que 0,1 pour cent de la population mondiale avait un accès direct à un ordinateur en 1975 (avant la révolution de l’ordinateur personnel). Cette proportion se montait à 20% dans les pays riches en 1990 (avant la révolution du Web). En 2022, pour les pays européens, la proportion oscillait entre 65% (Grèce) et 95% (Luxembourg). A noter que ces derniers chiffres ne prennent pas en compte les téléphones portables.

Accès à l’Internet

La proportion de la population mondiale qui avait accès à l’Internet était d’environ 1% en 1990 (donc avant le Web), de 4% en 1999, de 24% en 2009, de de 51% en 2018 et de 65% en 2023. S selon l’Organisation internationale des télécommunications, environ 5 milliards de personnes sont des internautes. Toujours pour 2023, mais seulement en Europe, la proportion de la population branchée à l’Internet se monte à 93% (ce sont les données de l’Union Européenne).

Prise de connaissance des nouvelles

Pour compléter ces statistiques avec des données concernant plus directement la politique, 40% des européens et 50% des américains et canadiens prennent connaissance des nouvelles par les médias sociaux (je dis bien les médias sociaux et pas l’Internet en général). On dépasse partout les 50% pour les moins de quarante ans. Pour les données spécifiques concernant la lecture des journaux par opposition à la lecture de textes en ligne, les moins de trente ans lisent les nouvelles en ligne à 80% (données du Pew Research Center).

2 Mémoire et communication numérique

La nouvelle sphère publique

En somme, moins d’un siècle après l’invention des premiers ordinateurs, plus de soixante cinq pour cent de la population mondiale est branchée à l’internet et la mémoire du monde est numérisée. Qu’une information se trouve en un point du réseau et la voici partout. Du texte statique sur papier, nous sommes passé à l’hypertexte ubiquitaire, puis à l’Architexte surréaliste qui rassemble tous les symboles. Une mémoire virtuelle s’est mise à croître, secrétée par des milliards de vivants et de morts, fourmillant de langues, de musiques et d’images, grosse de rêves et de fantasmes, mêlant la science et le mensonge. La nouvelle sphère publique est multimédia, interactive, mondiale, fractale, stigmergique et – désormais – médiée par l’intelligence artificielle.

La nouvelle sphère publique est mondiale. Aussi bien le web que les grands médias sociaux comme Facebook, Twitter, LinkedIn, Telegram, Reddit, etc. sont internationaux et multilingues. La traduction automatique a atteint un point ou l’on peut maintenant comprendre, avec quelques erreurs, ce qu’un internaute écrit dans une autre langue. J’ajoute que, parallèlement à la traduction, la synthèse automatique de longs textes progresse, ce qui ajoute à la porosité des diverses bulles cognitives et sémantiques.

La sphère publique numérique est fractale, c’est-à-dire qu’elle se subdivise en sous-groupes, eux-mêmes subdivisés en sous-groupes, et ainsi de suite récursivement, avec toutes les réunions et intersections imaginables. Ces subdivisions recoupent des distinctions de plateformes, de langues, de zones géographiques, de centres d’intérêts, d’orientations politiques, etc. On peut donner comme exemples les groupes Facebook ou LinkedIn, les serveurs Discord, les canaux You-tube ou Telegram, les communautés de Reddit, etc.

L’intelligence collective stigmergique

Si l’échange de messages point à point a toujours lieu, la majeure part de la communication sociale s’effectue désormais de manière stigmergique. La notion de stigmergie est une des clés de la compréhension du fonctionnement de la sphère publique numérique. On distingue traditionnellement trois schémas de communication : un-un, un-plusieurs et plusieurs-plusieurs. Le schéma un-un correspond au dialogue, au courrier postal classique ou au téléphone traditionnel. Le schéma un-plusieurs décrit le dispositif où un éditeur/émetteur central envoie ses messages à une masse de récepteurs dits « passifs ». Ce dernier schéma correspond à la presse, au disque, à la radio et à la télévision. Internet représente une rupture parce qu’il permet à l’ensemble des participants d’émettre pour un grand nombre de récepteurs selon un schéma en réseau décentralisé « plusieurs vers plusieurs ». Cette dernière description est néanmoins trompeuse. En effet, si tout le monde émet pour tout le monde (ce qui est le cas), tout le monde ne peut pas écouter tout le monde. Ce qui se passe en réalité est que les internautes contribuent à alimenter une mémoire commune et prennent connaissance en retour du contenu de cette mémoire par l’intermédiaire de procédures de recherche et de sélection automatisées. Ce sont les fameux algorithmes de Google, (Page Rank), de Facebook, de Twitter, d’Amazon (recommandations), etc.

L’étymologie grecque explique assez bien le sens du mot « stigmergie » : des marques (stigma) sont laissées dans l’environnement par l’action ou le travail (ergon) de membres d’une collectivité, et ces marques guident en retour – et récursivement – leurs actions. Le cas classique est celui des fourmis qui laissent une traîne de phéromones sur leur passage lorsqu’elles ramènent de la nourriture à la fourmilière. L’odeur des phéromones incite d’autres fourmis à remonter leurs traces pour découvrir le butin et ramener des vivres à la ville souterraine en laissant par terre à leur tour un message parfumé.

On peut prétendre que toute forme d’écriture qui n’est pas précisément adressée est une forme de communication stigmergique : des traces sont déposées pour une lecture à venir et font office de mémoire externe d’une communauté. Si le phénomène est fort ancien, il a pris depuis le début du siècle une nouvelle ampleur. Plongés dans la nouvelle sphère publique numérique, nous communiquons par l’intermédiaire de la masse océanique de données qui nous rassemble. Les encyclopédistes de Wikipédia et les programmeurs de GitHub collaborent par l’intermédiaire d’une même base de données. A notre insu, chaque lien que nous créons, chaque étiquette ou hashtag apposée sur une information, chaque acte d’évaluation ou d’approbation, chaque « j’aime », chaque requête, chaque achat, chaque commentaire, chaque partage, toutes ces opérations modifient subtilement la mémoire commune, c’est-à-dire le magma inextricable des rapports entre les données. Notre comportement en ligne émet un flux continuel de messages et d’indices qui transforment la structure de la mémoire et contribuent à orienter l’attention et l’activité de nos contemporains. Nous déposons dans l’environnement virtuel des phéromones électroniques qui déterminent en boucle l’action des autres internautes et qui entraînent par-dessus le marché les neurones formels des intelligences artificielles (IA).

Le rôle de l’Intelligence artificielle dans la nouvelle sphère publique

Le cerveau biologique abstrait le détail des expériences actuelles en schémas d’interactions, ou concepts, codés par des patterns de circuits neuronaux. De la même manière, les modèles neuronaux de l’IA condensent les données innombrables de la mémoire numérique. Ils potentialisent les données actuelles en patterns et en patterns de patterns. Conditionnés par leur entraînement, les algorithmes peuvent alors reconnaître et reproduire des données correspondant aux formes apprises. Mais parce qu’ils ont abstrait des structures plutôt que de tout enregistrer, les voici capables de conceptualiser correctement des formes (d’image, de textes, de musique, de code…) qu’ils n’ont jamais rencontrées et de produire une infinité d’arrangements symboliques nouveaux. C’est pourquoi l’on parle d’intelligence artificielle générative.

La mémoire numérique est détachée de son lieu d’émission et de réception, mise en commun, en attente de lecture, suspendue dans les “nuages” de l’Internet, logicielle. Cette masse de donnée est maintenant virtualisée par des modèles neuronaux. Et les patterns cachés dans les myriades de couches et de connexions des cerveaux électroniques font retomber en pluie des objets symboliques inédits. Nous ne semons des données que pour récolter du sens.

L’IA nous offre un nouvel accès à la mémoire numérique mondiale. C’est aussi une manière de mobiliser cette mémoire pour automatiser des opérations symboliques de plus en plus complexes, impliquant l’interaction d’univers sémantiques et de systèmes de comptabilité hétérogènes.

3 Le côté obscur

L’état-plateforme et la nouvelle bureaucratie dans les nuages

Si les analyses qui précèdent ont quelque validité, le pouvoir politique se joue pour une bonne part dans la sphère publique numérique. Or son contrôle ultime se trouve « dans les nuages », aux mains des bureaucraties célestes qui calculent les interactions sociales et la mémoire. Les nuages, c’est-à-dire les réseaux de centres de données possédées par l’oligopole des GAFAM, BATX et compagnie. C’est pourquoi les prétendants à l’hégémonie politique mondiale, essentiellement les américains et les chinois, s’allient avec les seigneurs des données – ou les soumettent – parce que les oligarques numériques détiennent le contrôle matériel de la mémoire mondiale et de la sphère publique. Eux seuls ont d’ailleurs la capacité de mémoire et la puissance de calcul nécessaires à l’entraînement des modèles d’IA généraux dits « fondationnels ». Ce que j’appelle un « État-Plateforme » résulte de l’imbrication d’une super-puissance politique avec une fraction de l’oligarchie numérique.

La bureaucratie des nuages est plus efficace que celle des états-nations, héritée de l’ère de l’imprimerie. Déjà, plusieurs fonctions gouvernementales ou régaliennes sont assurées par les grandes plateformes ou par des réseaux numériques « décentralisés ». La liste qui suit n’est pas close :

  • Vérification de l’identité des personnes, reconnaissance faciale
  • Cartographie et cadastre
  • Création monétaire
  • Régulation du marché
  • Éducation et recherche
  • Fusion de la défense et de la cyberdéfense
  • Contrôle de la sphère publique, censure, propagande, “nudge” (coup de pouce statitique)
  • Surveillance
  • Biosurveillance

Les médias sociaux : addictions et manipulations

Notre allégeance aux seigneurs des données vient de la puissance de leurs centres de calcul, de leur efficacité logicielle et de la simplicité de leurs interfaces. Elle trouve aussi sa source dans notre dépendance à une architecture sociotechnique toxique, qui utilise la stimulation dopaminergique et les renforcements narcissiques addictifs de la communication numérique pour nous faire produire toujours plus de données. On sait combien, de ce point de vue, la santé mentale des populations adolescentes est à risque. En plus de la biopolitique évoquée par Michel Foucault, il faut donc maintenant considérer une psychopolitique à base de neuromarketing, de données personnelles et de gamification du contrôle.

Il faut s’y faire : la Polis a basculé dans la grande base de données mondiale de l’Internet. Dès lors, les luttes de pouvoir – toutes les luttes de pouvoir, qu’elles soient économiques, politiques ou culturelles – sont reconduites et compliquées dans le nouvel espace numérique. Sur le terrain glissant des médias sociaux, les camps qui s’affrontent disposent leurs armées de trolls coordonnées en temps réel, équipées de bots dernier cri, renseignées par l’analyse automatique des données et augmentées par l’apprentissage machine. Dans la guerre civile mondiale qui fait rage, politique intérieure et extérieure inextricablement mêlées, les nouveaux mercenaires sont les influenceurs. 

Mais toutes ces nouveautés n’invalident pas les règles classiques de la propagande, toujours d’actualité : répétition continuelle, simplicité des mots d’ordre, images mémorables, provocation affective et résonnance identitaire. Personne n’oublie non plus les conseils avisés de Machiavel pour amener l’ennemi à s’auto-détruire : « La guerre secrète consiste à se mettre dans la confidence d’une ville divisée, à se porter pour médiateur entre les deux partis jusqu’à ce qu’ils en viennent aux armes : et quand l’épée est enfin tirée à donner des secours prudemment dosés au parti le plus faible, autant dans le but de faire durer la guerre et de les laisser se consumer les uns par les autres, que pour se garder, par un secours trop massif, de révéler son dessein de les opprimer et de les maîtriser tous deux également. Si l’on suit soigneusement cette marche, on arrive presque toujours à son but. »[1]

La tête baissée sur nos smartphones, nous faisons tourner en boucle les stéréotypes qui renforcent nos identités éclatées et nos mémoires courtes sous le regard narquois des experts de l’intoxication, communicants stipendiés, spécialistes du marketing et agents d’influence géopolitiques…

IA et domination culturelle

Poursuivons cette revue des côtés obscurs de la nouvelle sphère publique par les enjeux de domination culturelle liés à l’Intelligence artificielle. On parle beaucoup des « biais » de tel ou tel modèle d’intelligence artificielle, comme s’il pouvait exister une IA non-biaisée ou neutre. Cette question est d’autant plus importante que, comme je l’ai suggéré plus haut, l’IA devient notre nouvelle interface avec les objets symboliques : stylo universel, lunettes panoramiques, haut-parleur général, programmeur sans code, assistant personnel. Les grands modèles de langue généralistes produits par les plateformes dominantes s’apparentent désormais à une infrastructure publique, une nouvelle couche du méta-médium numérique. Ces modèles généralistes peuvent être spécialisés à peu de frais avec des jeux de données issues d’un domaine particulier et de méthodes d’ajustement. On peut aussi les munir de bases de connaissances dont les faits ont été vérifiés.

Les résultats fournis par une IA découlent donc de plusieurs facteurs qui contribuent tous à son orientation ou si l’on préfère, à ses « biais ». a) Les algorithmes proprement dits sélectionnent les types de calcul statistique et les structures de réseaux neuronaux. b) Les données d’entraînement favorisent les langues, les cultures, les options philosophiques, les partis-pris politiques et les préjugés de toutes sortes de ceux qui les ont produites. c) Afin d’aligner les réponses de l’IA sur les finalités supposées des utilisateurs, on corrige (ou on accentue!) « à la main » les penchants des données par ce que l’on appelle le RLHF (Reinforcement Learning from Human Feed-back – en français : apprentissage par renforcement à partir d’un retour d’information humain). d) Finalement, comme pour n’importe quel outil, l’utilisateur détermine les résultats au moyen de consignes en langue naturelle (les fameux prompts). Il faut noter que des communautés d’utilisateurs s’échangent et améliorent collaborativement de telles consignes. La puissance de ces systèmes n’a d’égal que leur complexité, leur hétérogénéité et leur opacité. Le contrôle règlementaire de l’IA, sans doute nécessaire, semble difficile.

4 Perspectives d’émancipation

Littéracie numérique et pensée critique

Malgré tout ce qui vient d’être dit, la sphère publique du XXIe siècle est plus ouverte que celle du XXe siècle : les citoyens des pays démocratiques y jouissent d’une grande liberté d’expression et peuvent choisir leurs sources d’information parmi un vaste éventail de spécialisations thématiques, de langues et d’orientations politiques. Cette liberté d’expression et d’information, la nouvelle puissance distribuée de création et d’analyse de données, sans oublier les possibilités de coordination sociale offertes par le nouveau médium, tout cela ne représente que des potentialités émancipatrices. Seule une véritable éducation à la pensée critique dans le nouvel environnement de communication permettra d’actualiser ce potentiel de citoyenneté renouvelée. Pour fixer les idées, une étude de la BBC a récemment montré que 50% des jeunes gens de 12 à 16 ans croient aux nouvelles partagées sur les médias sociaux sans les vérifier. Et nous savons d’expérience que les enfants ne sont pas les seuls sujets crédules. Idéalement, la nouvelle éducation à la pensée critique devrait enseigner aux futurs citoyens à s’organiser comme de petites agences de renseignement autonomes qui rangent leurs centres d’intérêts par ordre de priorité, sélectionnent soigneusement des sources diversifiées, analysent les données à partir d’hypothèses explicites et maintiennent une classification pertinente de leur mémoire numérique personnelle. Il faut apprendre à discerner les sources de données en termes de catégories organisatrices, de récits dominants et d’agendas. On inculquera le réflexe journalistique élémentaire de croiser les sources ainsi identifiées. Enfin, les élèves devraient être entraînés à l’intelligence collective stigmergique et à l’apprentissage collaboratif.

Pour une gouvernance de la sphère publique numérique

Je me contenterai ici d’indiquer quelques grandes orientations d’une nécessaire gouvernance de la nouvelle sphère publique plutôt que de déterminer précisément les moyens d’y parvenir. Si le pilotage par gros temps peut nécessiter de nombreux détours, le cap est clair : il s’agit de perfectionner, autant que possible, la dimension réflexive d’une intelligence collective déjà en acte.

  • A l’appui de cette finalité, la transparence des processus en ligne semble une condition sine qua non. Je vise en particulier, mais pas seulement, une description claire, brève et en langue naturelle des algorithmes et des données d’entraînement des IA.
  • A l’exemple de Wikimédia, efforçons-nous de maximiser les « communs » de la connaissance.
  • Ouvrons les jeux de données et les algorithmes selon la voie tracée par le mouvement du logiciel libre.
  • Assurons la souveraineté pratique et légale des individus et des groupes sur les données qu’ils produisent.
  • Enfin, décentralisons la gouvernance des interactions en ligne en favorisant les procédures consensuelles. Le mouvement social qui porte la blockchain indique ici un chemin possible.

Afin d’apporter ma pierre au projet d’une intelligence collective réflexive j’ai inventé une langue (IEML, Information Economy MetaLanguage) ayant la même capacité d’expression et de traduction que les langues naturelles mais qui a aussi la régularité d’une algèbre, permettant ainsi un calcul de la sémantique. Cette langue pourrait servir de système de coordonnées sémantique à la nouvelle sphère publique. Elle contribuerait ainsi à transformer la mémoire numérique en miroir de nos intelligences collectives. Dès lors, une boucle de rétroaction plus fluide entre les écosystèmes d’idées et les communautés qui les entretiennent nous rapprocherait de l’idéal d’une intelligence collective réflexive au service du développement humain et d’une démocratie renouvelée. Il ne s’agit pas d’entretenir quelque illusion sur la possibilité d’une transparence totale, mais plutôt d’ouvrir la voie à l’exploration critique d’un univers de sens infini.


[1] Discours sur la première décade de Tite-Live. La Pléiade, Gallimard, Paris, p. 588

Le cerveau humain

A mi-chemin entre l’impossible et le nécessaire, le possible est un concept logique. Par contraste, le virtuel est un mode d’être qui relève de la physique, de la biologie, de la psychologie et de la technologie. On peut le rapprocher de la notion dynamique de potentiel, quoiqu’il ne s’y réduise pas. La notion de virtuel ne se comprend que dans son opposition dialectique à l’actuel, chacun des deux concepts visant les pôles complémentaires d’un même cycle générateur. La virtualité émane des situations actuelles qu’elle conditionne en retour. A ce titre, et bien qu’il soit intangible, le virtuel existe en droit comme en fait.

Considérons l’exemple paradigmatique du gland qui contient le chêne sur un mode virtuel. La virtualité de l’arbre n’est pas une simple possibilité logique. Elle résulte d’un programme et d’un ensemble de mécanismes qui activent le développement de la plante ligneuse. L’arbre pousse à partir de la graine. Il est néanmoins impossible de prédire exactement la forme du chêne en ne considérant que le gland. Cette forme est partiellement indéterminée parce que les instructions contenues par la graine négocieront la croissance de l’arbre avec nombre de facteurs environnementaux tels que le sol, l’humidité, la lumière, la température, les symbiotes, les parasites et ainsi de suite. Bien que programmée, l’actualisation de l’arbre relève d’une adaptation créative. Si les circonstances sont favorables, l’arbre arrivé à maturation se virtualisera en une multitude de nouvelles graines qui chercheront aventure dans le monde. Vérifions ici l’une des principales propriétés du virtuel : il n’a pas d’adresse spatio-temporelle. On peut certes toucher la graine, mais pas l’arbre virtuel qu’elle promet. Nous voyons sur cet exemple végétal que la dialectique biologique du germen et du soma consonne avec celle du virtuel et de l’actuel.

LE CERVEAU ANIMAL

Passons maintenant à un exemple choisi dans le domaine de l’animalité. Lorsqu’on les compare aux plantes, la grande affaire des animaux est la locomotion, avec la boucle sensori-motrice qu’elle suppose. Le système nerveux, et le cerveau où il se concentre, s’est développé en parallèle dans les différents phylums biologiques comme une interface entre la sensation et le mouvement. Chaque élan entraîne une modification de la position de l’animal, ce qui détermine de nouvelles perceptions, qui appellent une réaction ou un repos provisoire. Au cours de l’évolution, la boucle sensori-motrice réflexe s’est complexifiée en simulation de l’environnement, évaluation de la situation et calcul décisionnel. Le virtuel devient ici un concept pratique. L’acte résout les tensions qui organisent une situation vitale et, ce faisant, il redonne naissance à un nuage de virtualités.

Intéressons-nous maintenant au rôle que joue le cerveau de l’animal dans cette dialectique pratique. Cet organe calcule l’action à accomplir et envoie ses ordres aux muscles par les nerfs efférents. Le mouvement de l’animal s’inscrit dans l’univers physique et possède certainement une adresse spatio-temporelle. Il est donc actuel. Quant à la perception, elle est calculée à partir des impulsions nerveuses venant des organes sensoriels le long des nerfs afférents. Si l’on met de côté le rêve, l’illusion et l’hallucination, la perception se rapporte au monde physique actuel. Mais peut-on dire qu’elle possède une adresse spatio-temporelle ? Selon nos connaissances scientifiques du XXIe siècle, le monde physique est peuplé de champs électromagnétiques, de vibrations atmosphériques et de molécules. Mais où se trouvent exactement la couleur bleue, les trilles du rossignol et l’odeur de la forêt en automne ? Certes, le système nerveux calcule les fameux qualia. Mais ces perceptions sont-elles dans le cerveau ? Une observation attentive de cet organe ne révèlera jamais que des concentrations de neurotransmetteurs et des dynamiques d’états d’excitations des neurones : ni coloris, ni sonorités, ni parfums. Cette remarque ne porte pas que sur les qualités sensibles, elle concerne aussi le plaisir et la douleur, les émotions, les intentions et tout ce qui constitue la vie intérieure de l’animal. L’expérience phénoménale ou, si l’on préfère, la conscience est virtuelle. Sans coordonnées spatiales, elle ne se situe pas dans le monde matériel. Tissée de mémoire et d’attente, d’habitudes et de surprises, l’expérience phénoménale ne s’inscrit pas non plus dans le temps linéaire, objectif et neutre chronométré par les sciences exactes. Elle serait plutôt temporalisante. Tendu vers un futur désiré, épais d’adhérer encore à son passé, loin de se réduire à un point sans dimension, le présent vécu entraîne le monde dans son orbite.

On pourrait objecter que l’expérience phénoménale n’est pas exactement un potentiel qui s’actualise en réalités tangibles. Sans doute. Mais observer quelque chose ici et maintenant arrive forcément dans une conscience, donc à partir du virtuel. Sans organisme animal, pas d’expérience phénoménale mais, symétriquement, l’extériorité actuelle ne se découvre que visée par une intériorité subjective, fut-ce celle d’une cigale. Actuel et virtuel sont chacun la condition de possibilité de l’autre le long d’une boucle étrange de génération ontologique.

Avec le cerveau, le concept – ou la catégorie générale – apparaît dans la nature. En effet, les animaux catégorisent leurs perceptions : voici un congénère, un rival, un partenaire sexuel, une proie, un prédateur, etc. Immanquablement, les séquences d’interactions pertinentes suivent la conceptualisation des situations et des émotions qui les teintent. Pensons aux concepts comme à des schémas d’interaction probabilistes plutôt que comme à des classes logiques nettement découpées. Ils correspondent à des circuits neuronaux plus ou moins plastiques qui mettent en relation des aires perceptives, affectives et motrices. La catégorie “prédateur”, la peur et la réaction de fuite qu’elle entraîne se trouvent codées dans un circuit neuronal du cerveau de la gazelle. Elle a donc un point d’appui dans l’actualité de l’organisme. Mais le concept de prédateur est virtuel dans la mesure même de sa généralité : il s’applique à quantité de rencontres datées et situées sans être lui-même attaché à un moment ou à un lieu précis. Il s’agit d’un schéma abstrait qui donne sens au vécu subjectif de l’animal et conduit son comportement ici et maintenant. En somme, l’expérience phénoménale – elle-même virtuelle par rapport à l’organisme actuel qui la supporte et qu’elle éclaire – se dédouble. Nous avons, d’une part, une expérience actuelle, singulière, au présent de la conscience et, d’autre part, un schéma d’interaction ou concept général, virtuel, sans qui l’expérience actuelle serait dépourvue de signification et d’orientation.

Passons maintenant de la cognition à la communication. Un animal reconnait une situation. Sa conceptualisation déclenche une libération d’hormones, une vocalisation, une posture : un signe est émis. Le concept qui organisait l’expérience actuelle de l’intérieur opaque du cerveau était déjà virtuel comparé à la situation concrète. Le voici maintenant traduit en image sensible et projeté dans le monde, à la merci d’un coup de vent, en attente du décodage d’un congénère pour s’actualiser de nouveau dans une expérience subjective. Le signal est un concept virtualisé. Les odeurs qui saturent l’atmosphère, les empreintes qui tapissent le sol, les paysages sonores des marais ou des forêts entrelacent des réseaux de signes. En un sens, la communication stigmergique est déjà une forme d’écriture. L’étymologie grecque du mot explique assez bien son sens : des marques (stigma) sont laissées dans l’environnement par l’action ou le travail (ergon) de membres d’une collectivité, et ces marques guident en retour – et récursivement – leurs actions. Le cas classique est celui des fourmis qui laissent une traîne de phéromones sur leur passage lorsqu’elles ramènent de la nourriture à la fourmilière. L’odeur des phéromones incite d’autres fourmis à remonter leurs traces pour découvrir le butin et ramener des vivres à la ville souterraine en laissant par terre à leur tour un message parfumé. On saisit l’analogie avec l’écriture : des traces sont déposées pour une lecture à venir et font office de mémoire externe d’une communauté.

Mise en commun par la communication stigmergique, cette mémoire externe est souvent brève, qu’elle soit étroitement localisée, comme le nuage de phéromones qui émane d’un attroupement d’éléphants, ou portant loin, comme le barrissement qui ponctue de sa note cuivrée la symphonie de la savane. Mais elle peut aussi être durable ou réactivée en boucle : l’urine du loup et le hurlement du singe roux marquent leur territoire. Quoiqu’il en soit, les animaux émettent et reconnaissent leurs signes en situation. Un message vise un effet pratique et se rapporte directement au contexte en cours. Performatif, son décodage déclenche quasi automatiquement l’activation d’un comportement. Métonymique, le signe fait lui-même partie du schéma d’interaction qu’il code. Indiciels, les flux de signes entretiennent une contiguïté locale ou causale avec les acteurs qui les échangent et les situations auxquels ils se rapportent.  

LE CERVEAU HUMAIN

La sémiotique animale suppose des référents actuels. Voilà qui change avec l’entrée en scène d’Homo Sapiens, puisque nous racontons ce qui nous est arrivé la veille, prenons rendez-vous pour la semaine prochaine, inventons des histoires. Les référents des signes humains n’appartiennent pas nécessairement à la situation présente et nous entretenons une communication avec le monde invisible (ancêtres, esprits, dieux, valeurs…). L’animal symbolique peuple son existence d’objets et d’événements de nature intangible, ou qui ne sont plus là depuis longtemps, ou qui n’arriveront jamais.

Une langue possède généralement des milliers d’unités de sens élémentaires distinctes, ce qui est supérieur de plusieurs ordres de grandeur au répertoire de signaux des espèces animales. Surtout, les symboles s’organisent selon une grammaire récursive (les expressions peuvent s’emboîter les unes dans les autres comme des poupées russes), ce qui permet de construire et de reconnaître une quantité indéfinie de phrases et de textes pourvues de significations distinctes. Le verbe qui évoque l’action et les rôles grammaticaux qui décrivent les actants et les circonstances modélisent une “scène” complexe. Les primates parlants représentent les schémas qui organisent leur expérience avec un luxe de détail hyperréaliste. Les concepts immédiats et massifs des animaux font place aux généalogies, aux classifications fines, aux genres, aux espèces et à leurs différences, aux tissus de notions compliquées dont chaque nœud est un réseau à lui tout seul. Nos récits s’enchâssent et se répondent. Philosophes, nous dialoguons et mettons nos concepts en question. La conscience humaine ne se contente pas de s’organiser par des concepts, elle s’y réfléchit, et cette réflexion ajoute un nouveau tour à la virtualité de notre expérience.

Le symbole linguistique est coupé en deux puisqu’il possède (a) une partie actuelle ou signifiante : une image sonore, visuelle, tactile ou autre, comme le son “arbre”, et (b) une partie virtuelle ou signifiée : un concept général, comme celui de “plante ligneuse possédant des racines, un tronc et des branches”. Le signifiant lui-même se dédouble en forme abstraite (le phonème, le caractère, le geste) sans adresse, intemporelle, et une image concrète, située, datée : ce timbre de voix, cette lettre, une main qui s’agite. Quant au signifié, il possède à son tour une part virtuelle et une part actuelle. Le dictionnaire et la grammaire d’une langue définissent la partie virtuelle, générale, encore flottante, du sens d’une parole qu’on nous adresse. Notre connaissance de la langue nous permet de décoder cette séquence de phonèmes pour la traduire en réseaux de concepts, en récit suscitant des images, des émotions et des souvenirs. Un rhizome de sens illumine un instant l’opacité de notre expérience. Le sens s’est actualisé ainsi pour nous, mais il s’actualiserait différemment dans des circonstances dissemblables pour quelqu’un d’autre, pourvu d’une mémoire singulière.

Notre cerveau a toutes les propriétés de celui des vertébrés supérieurs, avec les capacités cognitives et communicatives que cela implique, mais il possède en plus une capacité de lecture et de production de symboles qui nous fait entrer dans un nouvel univers. En effet, l’évolution biologique qui mène à l’humain a profondément transformé le cerveau du primate initial pour l’ajuster à une spécialisation symbolique unique dans le règne animal : hypertrophie du cortex préfrontal, amplification du cervelet, apparition des aires de Broca et de Wernicke, division du travail plus poussée entre les hémisphères et réorganisation générale des circuits neuronaux. Le cerveau humain fonctionne alors comme un dispositif de codage-décodage entre le monde des idées et celui des corps plongés dans la biosphère. Interface ontologique, il conduit la symbiose et la coévolution des populations de bipèdes parlants et de leurs cultures. Nos sociétés se coordonnent par l’intermédiaire d’un monde virtuel des significations que nos esprits habitent en commun tandis que nos organismes interagissent actuellement dans le monde physique.

Le langage confère à l’humanité un haut degré d’intelligence collective, supérieur à celui des autres mammifères et comparable à celui des abeilles ou des fourmis. Comme d’autres espèces eusociales, nous communiquons  en grande partie de manière stigmergique, mais au lieu de marquer un territoire physique au moyen de phéromones ou d’autres types de signaux visuels, sonores ou olfactifs, nous laissons des traces symboliques. Au fur et à mesure de l’évolution culturelle, les signifiants s’accumulent dans des mémoires externes de plus en plus perfectionnées : pierres levées, totems, paysages sculptés, monuments, architectures, signes d’écriture, archives, bibliothèques, bases de données.

LE CERVEAU ÉLECTRONIQUE

Sur le temps long d’une évolution culturelle qui s’accélère, les symboles se détachent de leurs lieux d’origine et survivent de mieux en mieux au moment de leur naissance. Les voici qui s’allègent, se multiplient, se diffusent, se traduisent et se transforment. Mais plus les symboles se font “soft“, logiciels, virtuels, plus ils s’approchent d’une forme omniprésente et malléable échappant à l’inertie de la matière, plus leur inscription nécessite de supports “hard”, d’instruments et d’installations lourdement actuelles. La manipulation symbolique relève d’une longue histoire technique où la virtualisation des codes et l’actualisation des médias s’entraînent mutuellement : tablettes d’argile, rouleaux de papyrus ou de soie, réseaux de routes et de ports des empires antiques, poste à cheval, fabrication du papier, machines à imprimer, bâtiments des écoles et des bibliothèques, transports mécanisés, poteaux télégraphiques au bord des voies ferrées, antennes et satellites, jusqu’aux centres de données qui consomment l’électricité d’une centrale et aux magazines, radios, tourne-disques, télévisions, ordinateurs et téléphones crachés par des usines qui finissent par s’entasser pêle-mêle dans des décharges.

Le virtuel et l’actuel alternent, se compénètrent et compliquent leur enchevêtrement. Chaque circuit de leur tourbillon auto-poïétique dépose une nouvelle couche de complexité qu’entraîne la révolution suivante. Il en est de ces deux modes d’être comme des rapports du Yin et du Yang dans la philosophie chinoise traditionnelle. Un des principaux classiques confucéens, le Yi-King (ou I-Ching) représente la dynamique des transformations cosmiques, politiques et personnelles au moyen de soixante-quatre hexagrammes : six lignes empilées dont certaines sont continues (Yang) et d’autres brisées (Yin). Ce vieux livre oraculaire présente un des premiers alignements entre structure signifiante et situation signifiée : les deux plans des hexagrammes et des configurations pratiques obéissent au même groupe de transformations. Faut-il faire remonter là le codage binaire et la manipulation réglée des signifiés au moyen des signifiants qui caractérise l’informatique ? Ou bien faut-il identifier les débuts du calcul automatique à la formalisation du raisonnement logique par Aristote ? Et que dire des mathématiciens indiens qui ont inventé la numération par position avec neuf chiffres et le zéro, rendant ainsi les calculs arithmétiques simples et uniformes ? Ou du développement de l’algèbre par les mathématiciens arabophones, andalous ou persans, comme Al Khawarizmi, qui a donné son nom à l’algorithme ? Dans tous ces cas, la manipulation réglée, quasi-mécanique, d’éléments visibles et tangibles – donc actuels – entraîne un mouvement d’objets virtuels : tropismes politiques, propositions logiques ou nombres insubstantiels.

Pendant les années cinquante du XXe siècle, on qualifiait les ordinateurs de “cerveaux électroniques”. Des machines à calculer mécaniques avaient été construites dès le XVIIe siècle par Pascal et Leibniz. Les caisses enregistreuses effectuaient déjà des opérations arithmétiques au début du XXe siècle. Mais pour atteindre des calculatrices électroniques programmables – beaucoup plus rapides et adaptables que les machines précédentes – il a fallu que plusieurs progrès théoriques et techniques soient accomplis au préalable. Du côté théorique, Turing avait dès 1937 décrit un automate abstrait capable d’effectuer n’importe quel calcul défini par un programme. Du côté technique, dès le début du XXe siècle, les diodes, ou tubes à vide, ont permis le contrôle fin des flux d’électrons. Utilisés par les premiers ordinateurs, ces composants volumineux et grands consommateurs d’énergie seront ensuite remplacés par les transistors, puis par les circuits imprimés dans la course à la vitesse et à la miniaturisation qui marque l’industrie électronique. Un pas décisif fut franchi par Claude Shannon en 1938, lorsqu’il démontra la corrélation entre le calcul logique et l’arrangement des circuits électriques, à la confluence du virtuel et de l’actuel. Un interrupteur ouvert ou fermé correspond à “vrai” ou “faux”, un montage des interrupteurs en série correspond à l’opérateur logique “et”, un montage en parallèle à l’opérateur “ou exclusif”. Or les connecteurs nonetou suffisent à exprimer l’algèbre de Boole, à savoir la formalisation de la logique ordinaire. L’arithmétique en base deux (0, 1) se prête également fort bien au calcul électronique. Traversant les portes logiques, courant dans le labyrinthe de circuits que forment et reforment les programmes, rapide comme l’éclair, l’électron devient signifiant. Automatiser la manipulation du sens virtuel en mécanisant celle du signe actuel, telle est la puissance du codage informatique.

Moins d’un siècle après l’invention des premiers ordinateurs, la mémoire du monde est numérisée et plus de soixante pour cent de la population mondiale est branchée à l’internet. Qu’une information se trouve en un point du réseau et la voici partout. Du texte statique sur papier, nous sommes passé à l’hypertexte ubiquitaire, puis à l’architexte surréaliste qui rassemble tous les symboles. Une mémoire virtuelle s’est mise à croître, secrétée par des milliards de vivants et de morts, fourmillant de langues, de musiques et d’images, grosse de rêves et de fantasmes, mêlant la science et le mensonge. Si l’échange de messages point à point a toujours lieu, la majeure part de la communication sociale s’effectue désormais de manière stigmergique. Plongés dans l’espace numérique, nous communiquons par l’intermédiaire de la masse océanique de données qui nous rassemble. Chaque lien que nous créons, chaque étiquette ou hashtag apposée sur une information, chaque acte d’évaluation ou d’approbation, chaque « j’aime », chaque requête, chaque achat, chaque commentaire, chaque partage, toutes ces opérations modifient subtilement la mémoire commune, c’est-à-dire le magma inextricable des rapports entre les données. Notre comportement en ligne émet un flux continuel de messages et d’indices qui transforment la structure de la mémoire et contribuent à orienter l’attention et l’activité de nos contemporains. Nous déposons dans l’environnement virtuel des phéromones électroniques qui déterminent en boucle l’action des autres internautes et qui entraînent par-dessus le marché les neurones formels des intelligences artificielles (IA).

Le cerveau biologique abstrait le détail des expériences actuelles en schémas d’interactions, ou concepts, codés par des patterns de circuits neuronaux. De la même manière, les modèles neuronaux de l’IA condensent les données innombrables de la mémoire numérique. Ils virtualisent les données actuelles en patterns et en patterns de patterns. Conditionnés par leur entraînement, les algorithmes peuvent alors reconnaître et reproduire des données correspondant aux formes apprises. Mais parce qu’ils ont abstrait des structures plutôt que de tout enregistrer, les voici capables de conceptualiser correctement des formes (d’image, de textes, de musique, de code…) qu’ils n’ont jamais rencontrées et de produire une infinité d’arrangements symboliques nouveaux. C’est pourquoi l’on parle d’intelligence artificielle générative. La mémoire numérique est virtuelle parce qu’elle est détachée de son lieu d’émission et de réception, mise en commun, en attente de lecture, suspendue dans les “nuages” de l’Internet, logicielle. Mais cette mémoire apparaît désormais comme une masse de données actuelles que virtualisent des modèles neuronaux. Et les patterns cachés dans les myriades de couches et de connexions des cerveaux électroniques font retomber en pluie des actualisations inédites. Nous ne semons des données que pour récolter du sens.

Le calcul électronique qui simule le fonctionnement des neurones donne-t-il naissance à une conscience autonome ? Non, parce que les machines manipulent seulement la partie matérielle des symboles et que les images, les textes, les mélodies n’ont de signification que pour nous lorsqu’elles sont émises aux interfaces. Non, parce que l’expérience phénoménale est la contrepartie d’un organisme animal. Les humains sensibles et intelligents n’ont une âme que parce qu’ils habitent un corps vivant. De l’autre côté du miroir, les signifiants tourbillonnent à l’aveugle, les galets s’entrechoquent sur le grand abaque, une furie électronique insensée se déchaîne dans les centres de données. De ce côté du miroir, les écrans nous présentent le visage d’un autre qui parle, mais c’est une projection anthropomorphe. Une bibliothèque ne se souvient pas plus qu’un algorithme ne pense : les deux virtualisent des fonctions cognitives par externalisation, transformation, mise en commun et ré-internalisation. Les nouveaux cerveaux électroniques synthétisent et mettent à l’œuvre – virtualisent et réactualisent – l’énorme mémoire numérique par l’intermédiaire de laquelle nous nous souvenons, communiquons et pensons ensemble. Derrière “la machine” il faut entrevoir l’intelligence collective qu’elle réifie et mobilise.

La crainte du virtuel qui agitait les esprits lors de la première édition de “Qu’est-ce que le Virtuel?” en 1995 (alors qu’à peine un pour cent de la population mondiale était connectée à l’Internet et que le World Wide Web venait d’éclore), s’est transformée aujourd’hui en grande peur de l’intelligence artificielle. Ni fin de la civilisation, ni fin de l’humanité, il s’agit encore d’une nouvelle étape de l’évolution culturelle, de la poursuite d’une hominisation, d’une virtualisation que nous devons penser avec justesse si nous voulons l’orienter.

INTRODUCTION

IEML est une langue (mathématique) dont la finalité principale est de formaliser la description des concepts et de leurs connexions. On s’en servira pour produire des modèles de données, des systèmes de métadonnées sémantiques, des ontologies, des graphes de connaissances et autres réseaux sémantiques. Je dis que cette langue est “mathématique” parce que les nœuds conceptuels (les entités) et les relations – représentés par des phrases IEML – peuvent être générés de manière fonctionnelle et parce que cette langue non ambiguë instaure une bijection entre séquences de caractères (ou chaines phonétiques) et réseaux de concepts. Le grand avantage d’IEML est de rendre les différentes ontologies ou modèles de données sémantiquement compatibles puisque tous les concepts sont construits au moyen du même dictionnaire compact en utilisant la même grammaire régulière.

IEML ne vise pas principalement les sciences exactes, qui disposent déjà d’une formalisation mathématique adéquate et d’une conceptualisation univoque, mais plutôt les sciences humaines, dont la formalisation et la calculabilité laissent à désirer. À noter que l’ingénierie (notamment la documentation de systèmes complexes) et la médecine sont néanmoins des cas d’usages favorables.

COMMENT CONSTRUIRE UN CONCEPT EN IEML?

Pour construire un concept en IEML, il faut utiliser sa grammaire, résumée dans la figure ci-dessous.

Structure et composants de la phrase IEML, illustrés par un exemple

Pour plus de détails sur la grammaire d’IEML, voir https://pierrelevyblog.com/2022/05/19/ieml-pour-les-humanites-numeriques/ et pour un compte rendu encore plus fourni, aller à https://intlekt.io/2022/10/02/semantic-computing-with-ieml-3/. Le rôle 0 peut être occupé par un nom dans les phrases nominales.

Après avoir pris connaissance de la grammaire, il faut se donner une définition du concept à construire. Voici ci-dessous une définition possible de la démocratie qui utilise la structure de la phrase en IEML.

@node
fr: démocratie
en: democracy
(
0 verbe: exercer le pouvoir
1 sujet: tous les citoyens
2 objet: unité politique / cité
4 cause/instrument: suffrage universel
7 intention/contexte: régime politique
8 manière: séparation des pouvoirs et protection des minorités
).

Beaucoup d’autres définitions IEML de la démocratie sont possibles, plus simples, plus complexes ou différentes, mais elles seront toutes explicites et on pourra les comparer.

Pour la définition que nous avons proposée, les concepts nécessaires existent déjà dans le dictionnaire IEML pour les rôles 0, 1, 2 et 7, mais pas pour les rôles 4 et 8. Il faut donc créer les concepts de suffrage universel, de séparation des pouvoirs et de protection des minorités. Ici encore, les définitions ci-dessous auraient pu être différentes. Chaque @node créé peut être réutilisé comme un #concept!

@node
fr: suffrage universel = “tous les citoyens choisissent les dirigeants”
en: universal suffrage
(
0 ~indicatif #choisir,
1 ~tous #citoyen,
2 ~pluriel #dirigeant
).

@node
fr: séparation des pouvoirs
en: separation of powers
(
0 ~voix passive #séparer,
1 &et [#pouvoir législatif #pouvoir judiciaire #pouvoir économique]
).

Pour construire le concept de protection des minorités, je dois d’abord construire le concept de minorité.

@node
fr:minorités
en: minorities
(
0 ~pluriel #communauté,
8 &et [#petit  #faible]
).

@node
fr: protection des minorités
en:protection of minorities
(
0 ~indicatif #protéger un groupe,
2 #minorités
).

Voici finalement un concept possible de démocratie formellement défini en IEML.

@node
fr: démocratie
en: democracy
(
0 #exercer le pouvoir,
1 ~tous #citoyen,
2 #unité politique,
4 *instrument #suffrage universel,
7 *se référant à #organisation politique,
8 *avec &et [ #séparation des pouvoirs #protection des minorités]
).

REMARQUES FINALES

À noter que, pour une utilisation concrète dans une ontologie, on ne construit jamais les concepts isolément (un par un) en IEML mais toujours dans des paradigmes ou champs sémantiques. Dans une ontologie des sciences politiques, un paradigme des régimes politiques conserverait les rôles 0-verbe, 2-objet et 7-contexte/intention, mais ferait varier les rôles 1-sujet, 4-cause/instrument et 8-manière. On construirait ainsi une matrice en 3 dimensions qui pourrait être représentée par plusieurs tables 2 D.

Pour des exemples de paradigmes construits en IEML dans le domaine de la santé mentale, voir: https://intlekt.io/2023/02/07/ieml-in-global-medical-communication/

Par ailleurs, le sens (ou sémantique) d’un concept ne se réduit pas à sa définition. Il faut aussi prendre en compte le contexte d’utilisation, c’est-à-dire le réseau de relations auquel renvoie le concept dans une ontologie ou graphe de connaissances.

Pour naviguer dans le dictionnaire IEML et les débuts d’ontologies, aller à https://ieml.intlekt.io/login , choisir « read without account » puis « published projects ». Explorer le menu contextuel pour chaque mot, en particulier la visualisation de la table paradigmatique à laquelle le mot appartient.

Art: M.C. Escher

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Le langage permet une coordination dynamique entre les réseaux de concepts entretenus par les membres d’une communauté, de l’échelle d’une famille ou d’une équipe, jusqu’aux plus grandes unités politiques ou économiques. Il permet également de raconter des histoires, de dialoguer, de poser des questions et de raisonner. Le langage soutient non seulement la communication mais aussi la pensée ainsi que l’organisation conceptuelle de la mémoire, complémentaire de son organisation émotionnelle et sensorimotrice.

Mais comment le langage fonctionne-t-il ? Du côté de la réception, nous entendons une séquence de sons que nous traduisons en un réseau de concepts, conférant ainsi son sens à une proposition. Du côté de l’émetteur, à partir d’un réseau de concepts que nous avons à l’esprit – un sens à transmettre – nous générons une séquence de sons. Le langage fonctionne comme une interface entre des séquences de sons et des réseaux de concepts. Et gardons en tête que les relations entre les concepts sont eux-mêmes des concepts.

Les chaînes de phonèmes (des sons), peuvent être remplacées par des séquences d’idéogrammes, de lettres, ou de gestes comme dans le cas de la langue des signes. L’interfaçage quasi-automatique entre une séquence d’images sensibles (sonores, visuelles, tactiles), et un graphe de concepts abstraits (catégories générales) reste constant parmi toutes les langues et systèmes d’écriture. 

Cette traduction réciproque entre une séquence d’images (le signifiant) et des réseaux de concepts (le signifié) suggère qu’une categorie  mathématique pourrait modéliser le langage en organisant une correspondance entre une algèbre et une structure de graphe. L’algèbre réglerait les opérations de lecture et d’écriture sur les textes, tandis que la structure de graphe organiserait les opérations sur les nœuds et les liens orientés. A chaque texte correspondrait un réseau de concepts. Les opérations sur les textes reflèteraient dynamiquement les opérations sur les graphes conceptuels. 

Nous avons besoin d’un langage régulier pour coder des chaînes de signifiants et nous pouvons transformer les séquences de symboles en arbres syntagmatiques (la syntaxe étant l’ordre du syntagme) et vice versa. Cependant, si son arbre syntagmatique – sa structure grammaticale interne – est indispensable à la compréhension du sens d’une phrase, il n’est pas suffisant. Parce que chaque expression linguistique repose à l’intersection d’un axe syntagmatique et d’un axe paradigmatique. L’arbre syntagmatique représente le réseau sémantique interne d’une phrase, l’axe paradigmatique représente son réseau sémantique externe et en particulier ses relations avec des phrases ayant la même structure, mais dont elle se distingue par quelques mots. Pour comprendre la phrase ” Je choisis le menu végétarien “, il faut bien sûr reconnaître que le verbe est “choisir”, le sujet “je” et l’objet “le menu végétarien” et savoir en outre que “végétarien” qualifie “menu”. Mais il faut aussi reconnaître le sens des mots et savoir, par exemple, que végétarien s’oppose à carné et à végétalien, ce qui implique de sortir de la phrase pour situer ses composantes dans les systèmes d’oppositions sémantiques de la langue. L’établissement de relations sémantiques entre concepts suppose que l’on reconnaisse les arbres syntagmatiques internes aux phrases, mais aussi les matrices paradigmatiques externes à la phrase qui organisent les concepts, que ces matrices soient propres à une langue ou à certains domaines pratiques.

Parce que les langues naturelles sont ambiguës et irrégulières, j’ai conçu une langue mathématique (IEML) traduisible en langues naturelles, une langue calculable qui peut coder algébriquement non seulement les arbres syntagmatiques, mais aussi les matrices paradigmatiques où les mots et les concepts prennent leur sens. Chaque phrase du métalangage IEML est située précisément à l’intersection d’un arbre syntagmatique et de matrices paradigmatiques. 

Sur la base de la grille syntagmatique-paradigmatique régulière d’IEML, il devient possible de générer et de reconnaître des relations sémantiques entre concepts de manière fonctionnelle : graphes de connaissance, ontologies, modèles de données… Toujours du côté de l’IA, un codage des étiquettes ou de la catégorisation des données dans cette langue algébrique qu’est IEML faciliterait l’apprentissage machine. Au-delà de l’IA, ma vision pour IEML est de favoriser l’interopérabilité sémantique des mémoires numériques et de développer une synergie entre l’autonomisation cognitive personnelle et la réflexivité de l’intelligence collective.

Sur le plan technique, il s’agit d’un projet léger et décentralisé: un dictionnaire IEML-langues naturelles, un analyseur syntaxique (parseur) open-source supportant les fonctions calculables sur les expressions de la langue et une plate-forme d’édition collaborative et de partage des concepts et ontologies. Le développement, la maintenance et l’utilisation d’un protocole sémantique basé sur l’IEML nécessitera un effort de recherche et de formation à long terme.

“About memories” par Hiroko Kono (2011)

Le tournant numérique en sciences humaines

Ce billet rend compte de ma communication au colloque Humanistica à Montréal, le 20 mai 2022.

Les chercheurs en sciences humaines et sciences sociales constituent des bases de données pour l’analyse, la fouille et le partage. L’indexation des documents en ligne est cruciale pour les auteurs, les éditeurs et les lecteurs. Aujourd’hui, il existe une multiplicité de systèmes de métadonnées sémantiques et ontologies selon les langues, disciplines, traditions et théories. Ces systèmes sont souvent hérités de l’ère de l’imprimerie.
Dans ce contexte, le métalangage IEML propose un outil de modélisation et d’indexation programmable, capable d’assurer l’interopérabilité sémantique sans uniformiser les points de vue.

En IEML il y a coïncidence entre les concepts et leur représentation linguistique. Exprimés en IEML plutôt qu’en langue naturelle, les concepts deviennent auto-explicatifs et univoques (sans ambiguïtés lexicale ou syntagmatique). Les concepts d’ontologies différentes sont composés à partir des mots d’un même dictionnaire IEML selon une grammaire régulière. Il devient donc possible d’échanger collaborativement des modèles et sous-modèles entre chercheurs parlant des langues différentes et venant de disciplines distinctes. En somme, IEML résout le problème de l’interopérabilité sémantique.

Une plateforme pour la conception et le maintien collaboratif de graphes sémantiques est en vue. (ontologies, systèmes d’indexation, étiquettes pour le machine learning, etc.).

Un nouvel outil sémantique

IEML n’est pas un format – de données ou de métadonnées – mais une langue qui possède:

• un dictionnaire compact de 3000 mots (accessibles en anglais et français)

• une grammaire entièrement régulière

• le tout intégré à un éditeur-parser

IEML a les mêmes qualités et forces sémantiques qu’une langue naturelle. Ainsi, IEML peut traduire toutes les langues naturelles et peut servir de pivot entre langues naturelles. Sa sémantique est calculable parce que c’est une fonction de sa syntaxe (qui est régulière).

Destinés à la construction de graphes sémantiques, ses phrases peuvent prendre deux formes: nœuds ou liens. IEML possède des instructions permettant de programmer des graphes sémantiques tels que : hypertextes, ontologies et modèles de données.

Les mots

En utilisant la grammaire et les mots du dictionnaire, l’éditeur IEML permet de générer récursivement autant de concepts que l’on veut. Chaque mot en IEML est construit de manière régulière à partir de
6 primitives (lettres majuscules).

Les 6 primitives d’IEML

Les six primitives, tout comme les autres lettres d’IEML sont des mots et dénotent des concepts lorsqu’elles sont utilisées seules. Lorsqu’elles sont utilisées dans un autre mot, elles représentent des places dans des systèmes de symétrie: symétrie 1 pour E, symétrie 2 pour U/A, symétrie 3 pour S/B/T. Pour plus de détails sur les primitives d’IEML, voir: https://intlekt.io/semantic-primitives/

L’opération générative pour les mots a trois rôles: substance attribut mode.
En combinant cette opération générative () avec une opération de jonction (+), on peut former des paradigmes de mots. Ci-dessous les 25 lettres minuscules sont réunies dans une table paradigmatique qui multiplie U+A+S+B+T en substance par U+A+S+B+T en attribut, avec un mode toujours vide.

Les 25 lettres minuscules en IEML

Dans l’image ci-dessus, les couleurs signalent quatre systèmes de symétries (4, 6, 6, 9) dont les lettres occupent des positions déterminées. Pour en savoir plus sur les 25 lettres minuscules, voir: https://intlekt.io/25-basic-categories/

En IEML, les paradigmes de mots, comme d’ailleurs les paradigmes de phrases, sont des systèmes de symétries sémantiques représentés par des systèmes de symétries syntaxiques. Par exemple, le paradigme ci-dessous organise les relations spatiales. Les deux premières rangées organisent les relations spatiales selon les axes vertical (première rangée) et horizontal (deuxième rangée). Les trois rangées inférieures organisent les entrées et sorties, la latéralisation et les chemins.

Paradigme des relations spatiales. Cliquez sur l’image pour l’agrandir 😉

Retenons que le dictionnaire d’IEML est avant tout une boîte à outils pour construire de nouvelles catégories au moyen de phrases.

Les phrases

Les neuf rôles de la phrase – en vert dans l’exemple ci-dessous – ainsi que les * auxiliaires, les ~ flexions et les & jonctions permettent l’expression de récits et d’explications causales. Les # mots en français sont des alias de mots ou de concepts-phrases en IEML.

Exemple de phrase IEML
Evocation

La création de relations sémantiques

En IEML, les relations sémantiques ne se créent pas une par une “à la main” mais se programment. L’instruction de création de relations sémantiques ci-dessous se décompose en deux parties. La partie qui commence par @link énonce la phrase de lien avec les deux variables $A et $B: “Le mot A signifie le contraire du mot B”. Les numéros 0, 1 et 8 sont des raccourcis pour les rôles de phrase: racine, initiateur et manière. La partie qui commence par @function énonce le domaine (en l’occurrence le paradigme de relations spatiales ci-dessus) qui est concerné par la création de relations et il énonce les conditions nécessaires en termes d’adresses syntaxiques et de contenu. La fonction de création de relations n’utilise que deux “équations” connectées par des “ET” et des “OU”:
adresse syntaxique A == adresse syntaxique B
adresse syntaxique A == contenu c

Exemple d’instruction déclarative de création de relations sémantiques

Remarquons que l’instruction déclarative ci-dessus crée 30 relations sémantiques d’un coup!

Indexation, noms propres, référence et auto-référence.

IEML traite explicitement les noms propres et les références qui ne sont pas des catégories générales. L’exemple ci-dessous donne trois exemples : un nom, un nombre et un lien hypertexte. Pour en savoir plus sur le traitement des noms propres en IEML voir:
https://pierrelevyblog.com/2021/07/13/les-noms-propres-en-ieml/

Exemples de référence en IEML

IEML peut aussi faire référence à ses propres expressions: liens, définitions, commentaires, etc. L’exemple ci-dessous est pris au paradigme des relations spatiales et à la relation “le mot A signifie le contraire du mot B” examiné plus haut.

Exemple d’auto-référence en IEML

Plusieurs ontologies sont actuellement en cours de développement. N’hésitez pas à me contacter si vous êtes intéressés par IEML!

“Le penseur” de Rodin

Pierre Lévy a tenu un séminaire sur IEML pendant trois après-midi (13h-17h) les 24, 25 et 26 octobre 2022 à l’Université de Montréal, dans la salle C-8132, Pavillon Lionel-Groulx, 3150 Jean-Brillant.

Pour en savoir plus sur IEML, voir ce texte en anglais facile et qui se lit en 15 min.

Première séance 24 Oct. 13h-17h 

  • Vidéo
  • Présentation générale de la langue et du projet IEML
  • La nouvelle grammaire et le nouvel éditeur
  • Le Power point

Seconde séance 25 Oct. 13h-17h

  • Vidéo
  • Présentation d’exemples d’ontologies en IEML (psychiatrie et autres)
  • Comment concevoir une ontologie ou un modèle de données en IEML?
  • Le Power point.

Troisième séance 26 Oct 13h-17h

  • Vidéo
  • Présentation de la librairie IEML open-source (un gros parseur) en C++ par Louis Van Beurden
  • Comment transformer IEML en projet collectif-collaboratif open-source?
  • Le Power point
  • La présentation de Louis van Beurden, qui a programmé le back-end de l’éditeur IEML, y compris le parseur.

La problématique est définie dans le texte qui suit.

L’université de Montréal

La recherche en sciences humaines et sociales utilise de manière croissante les bases de données, l’analyse automatique, voire l’intelligence artificielle. D’autre part, les résultats de la recherche sont de plus en plus disponibles en ligne sur les blogs des chercheurs, certains réseaux sociaux, les sites web des revues, mais aussi dans des moteurs de recherches spécialisés comme ISIDORE. Tout ceci pose de façon cruciale le problème d’une catégorisation interopérable des données et des documents en sciences humaines et sciences sociales. La question ne se posait pas (ou moins gravement) lorsque chaque bibliothèque, voire chaque pays, avait son système de classement cohérent. Mais dans le nouvel espace numérique, la multiplicité des langues et des systèmes de classifications incompatibles fragmente la mémoire. 


Un premier niveau de réponse à ce problème est fourni par des *formats standards* pour les métadonnées sémantiques, notamment RDF (Resource Description Framework) proposé par le WWW Consortium. Signalons également d’autres formats standards comme JSON LD et Graph QL. Mais il ne s’agit dans tous ces cas que d’une interopérabilité technique, au niveau de la forme des fichiers. Pour résoudre le problème de l’interopérabilité sémantique (traitant de la cohérence des architectures de concepts) on a élaboré des *modèles standards*. Par exemple schema.org pour les sites web, CIDOC-CRM pour le domaine culturel, etc. Il existe de tels modèles pour de nombreux domaines, de la finance à la médecine, mais – notons-le – aucun d’eux n’unifie l’ensemble des sciences humaines. Non seulement plusieurs modèles se font concurrence pour un domaine, mais les modèles eux-mêmes sont hypercomplexes et relativement rigides, au point que même les spécialistes n’en maîtrisent qu’une petite partie. De plus, ces modèles sont exprimés en langues naturelles – le plus souvent en anglais – avec les problèmes de traduction et d’ambiguïté que cela suppose. 


Afin de résoudre le problème de l’interopérabilité sémantique dans la catégorisation des données en sciences humaines et sociales, nous proposons d’expérimenter une approche à la fois plus souple et plus générale que celle des modèles standards: une langue documentaire standard capable d’exprimer n’importe quel modèle ou ontologie et se traduisant dans toutes les langues naturelles. On trouvera ici une rapide description d’IEML en français.


IEML (Information Economy Metalanguage) développé par Pierre Lévy depuis plusieurs années est un langage artificiel (1) ayant le même pouvoir d’expression et de traduction que n’importe quelle langue naturelle, et (2) dont la grammaire et la sémantique sont régulières et calculables. IEML est le seul langage à posséder ces deux propriétés. IEML peut servir de système de métadonnées, assurant l’interopérabilité sémantique des bases de données, quel que soit le domaine. Grâce à sa nature régulière, IEML est également destiné à soutenir la prochaine génération d’intelligence artificielle “neuro-sémantique”. Voir sur ce blog un article d’une vingtaine de pages qui situe IEML dans le paysage général de l’intelligence artificielle. Un outil open-source, l’éditeur IEML (basé sur un parseur en C++) permet de modéliser finement des domaines complexes au moyen de graphes de connaissances ou ontologies. Les modèles sont générés à l’aide d’un langage de programmation déclaratif original et pourront être explorés de manière interactive sous forme d’hypertextes, de tables et de graphes. Les modèles pourront être exportés dans n’importe quel format standard.


L’objectif global du séminaire consiste à réunir des leaders établis et émergents dans les domaines de la recherche, de l’édition et de la fouille de données en humanités numériques pour faire le point sur les récents développements d’IEML. On présentera notamment une ontologie déjà construite et les enseignements méthodologiques issus des travaux en cours. Les trois jours d’échanges intensifs se tiendront sous la direction de Pierre Lévy (Professeur associé à l’Université de Montréal, membre de la Société Royale du Canada) et Marcello Vitali-Rosati (Chaire de recherche du Canada en écritures numériques et professeur titulaire en littérature française à l’Université de Montréal).”

Photo prise par Luc Courchesne lors de la séance du 25 octobre 2022

English version: https://intlekt.io/2022/01/18/ieml-towards-a-paradigm-shift-in-artificial-intelligence/

Art: Emma Kunz

Résumé

Le but de ce texte est de présenter une vue générale des limites de l’IA contemporaine et de proposer une voie pour les dépasser. L’IA a accompli des progrès considérables depuis l’époque des Claude Shannon, Alan Turing et John von Neumann. Néanmoins, de nombreux obstacles se dressent encore sur la route indiquée par ces pionniers. Aujourd’hui, l’IA symbolique se spécialise dans la modélisation conceptuelle et le raisonnement automatique tandis que l’IA neuronale excelle dans la catégorisation automatique. Mais les difficultés rencontrées aussi bien par les approches symboliques que neuronales sont nombreuses. Une combinaison des deux branches de l’IA, bien que souhaitable, laisse encore non résolus les problèmes du cloisonnement des modèles et les difficultés d’accumulation et d’échange des connaissances. Or l’intelligence humaine naturelle résout ces problèmes par l’usage du langage. C’est pourquoi je propose que l’IA adopte un modèle calculable et univoque du langage humain, le Métalangage de l’Économie de l’Information (IEML pour Information Economy MetaLanguage), un code sémantique de mon invention. IEML a la puissance d’expression d’une langue naturelle, il possède la syntaxe d’un langage régulier, et sa sémantique est univoque et calculable parce qu’elle est une fonction de sa syntaxe. Une architecture neuro-sémantique basée sur IEML allierait les forces de l’IA neuronale et de l’IA symbolique classique tout en permettant l’intégration des connaissances grâce à un calcul interopérable de la sémantique. De nouvelles avenues s’ouvrent à l’intelligence artificielle, qui entre en synergie avec la démocratisation du contrôle des données et l’augmentation de l’intelligence collective.

Après avoir été posté sur ce blog, le texte a été publié par le Giornale Di Filosofia numéro 2.
Lien vers –> le texte complet en PDF publié sur le site du Giornale di Filosofia. Ou bien lisez le texte ci-dessous 🙂.

Art: Emma Kunz

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Le but de cette entrée de blog est d’expliquer comment fonctionne la sémantique référentielle en IEML et en particulier comment IEML traite les noms propres. J’ai distingué la sémantique linguistique et la sémantique référentielle ici et . Je rappelle néanmoins dans ce qui suit les idées principales qui fondent cette distinction. 

Sémantique linguistique et sémantique référentielle

La sémantique linguistique est interne au langage, tandis que la sémantique référentielle fait le pont entre un énoncé et ce dont il parle.

Lorsque je dis que “les platanes sont des arbres”, je ne fais que préciser le sens conventionnel du mot “platane”. Mais si je dis que “cet arbre-là, dans la cour, est un platane”, alors je pointe vers un état de chose, et ma proposition est vraie ou fausse. Le second énoncé met évidemment en jeu la sémantique linguistique puisque je dois d’abord connaître le sens des mots et la grammaire du français pour la comprendre. Mais s’ajoute à la dimension linguistique une sémantique référentielle puisque l’énoncé se rapporte à un objet particulier dans une situation concrète. 

Un dictionnaire classique définit le sens conventionnel des mots dans une langue, chaque mot étant expliqué en utilisant d’autres mots qui sont eux-mêmes expliqués par d’autres mots, et ainsi de suite de manière circulaire. Un dictionnaire relève donc principalement de la sémantique linguistique. En revanche, un dictionnaire encyclopédique contient des descriptions d’individus réels ou fictifs pourvus de noms propres tels que divinités, héros de roman, personnages et événements historiques, objets géographiques, monuments, œuvres de l’esprit, etc. Sa principale fonction est de répertorier et de décrire des objets externes au système d’une langue. Il enregistre donc une sémantique référentielle.

La sémantique linguistique met en relation un signifiant avec un signifié. Par exemple, le signifiant “arbre”, a pour signifié : “végétal ligneux, de taille variable, dont le tronc se garnit de branches à partir d’une certaine hauteur”. En revanche, la sémantique référentielle met en rapport un signifiant avec un référent. Par exemple, le signifiant “Napoléon 1er” désigne un personnage historique.

Individus et catégories

Les mots contenus dans un dictionnaire classique, et particulièrement les noms communs, désignent généralement des catégories alors que les entrées du dictionnaire encyclopédique se rapportent plutôt à des individus. Le nom commun “arbre” désigne n’importe quel arbre, la classe des arbres, alors que “l’Arbre de la Bodhi” de Bodh Gaya en Inde est un individu portant un nom propre. 

Par “catégorie” j’entends une classe, un genre, un ensemble, une collection, etc. Et ce n’est pas le hasard qui réunit un ensemble d’êtres ou d’objets dans la même catégorie, mais bien au contraire des traits communs. Par contraste avec une catégorie, un “individu” est unique, discret, particulier, qu’il s’agisse d’une personne, d’une chose, d’un événement, d’un lieu, d’une date, etc. On peut élargir le concept d’individu en suivant Bertrand Russell, qui en propose la définition suivante: “une série de faits liés entre eux par des relations causales”. En ce sens l’Écosystème de la forêt amazonienne ou la Révolution française sont bien des individus.

Les deux notions d’individu et de catégorie font système : les individus appartiennent à des catégories et les éléments à des ensembles. L’individu est plutôt concret, comme Isabelle qui est devant moi, alors que la catégorie générale est abstraite, comme l’humanité, qu’il m’est impossible de toucher.

Ne confondons pas “catégorie générale” avec “tout” ni “individu” avec “partie”. Les touts ne sont pas des ensembles abstraits, mais bel et bien des individus, comme d’ailleurs les parties. Par exemple, un organisme animal est un individu total et ses membres sont des parties individuelles de ce tout. Cet éléphant est un exemplaire individuel de la classe des éléphants, mais sa trompe est une partie du corps de l’éléphant.

Noms propres et noms communs: une définition 

Je vais maintenant définir la différence entre noms communs et noms propres. Mon but n’est pas ici de trancher définitivement un débat que de grands linguistes, logiciens et philosophes mènent depuis plusieurs siècles sur ce thème mais plutôt de fixer une convention utile pour le métalangage IEML (Information Economy MetaLanguage) en suivant le consensus aujourd’hui majoritaire en philosophie et en linguistique.  

Un nom commun 

(1) Il désigne une catégorie. 

(2) Il a un signifié relativement constant dans le système de la langue, c’est-à-dire qu’il possède une place dans le réseau cyclique des signifiés d’un dictionnaire.

(3) Il peut en outre acquérir un référent de manière variable selon les actes d’énonciation, comme dans “cette bouteille”.

Un nom propre 

(1) Il désigne un individu.

(2) C’est un signifiant qui n’a pas de signifié dans le système de la langue. 

(3) Il possède un référent constant conféré par une tradition sociale qui remonte à un acte de nomination. Selon Saul Kripke, un nom propre est un “désignateur rigide” dont la principale fonction est de permettre de parler d’un objet indépendamment des propriétés qu’il possède et des interprétations qu’on lui donne.

 Ces définitions peuvent prêter à malentendus et donnent lieu à quelques exceptions. 

Est-il vrai qu’un nom propre n’a pas de signifié?

Commençons tout de suite par évoquer la révolte instinctive contre l’idée qu’un nom propre n’a pas de signifié. Car lorsque nous entendons le mot “Napoléon” nous imaginons tout de suite le bicorne, les abeilles d’or, le jeune général traversant le pont d’Arcole un drapeau à la main, le code civil, le désastre de la Bérésina, etc. Mais Napoléon n’est pas un nom commun de la langue française, c’est un personnage historique. Les images qu’évoquent ce signifiant ne sont pas des signifiés conventionnels mais des connotations qui peuvent varier fortement selon que l’on est français ou anglais, bonapartiste ou légitimiste, militariste ou pacifiste, sensible ou non à la cause abolitioniste (la loi du 20 mai 1802 rétablit l’esclavage), etc. Les connotations sont variables mais la référence à l’individu est constante et sans ambiguité. Les noms propres peuvent avoir des connotations, mais ils n’ont pas de signifié conventionnel dans le système de la langue.

Les noms communs désignent-ils toujours des catégories générales?

Autre point douteux : les noms communs désignent-ils toujours des catégories générales? Par exemple, la lune, satellite de la terre, est-elle un nom commun ou un nom propre? Et si c’est un nom commun, comment se fait-il que “La lune” désigne un individu? Mais remarquons que l’on parle des lunes de Jupiter, qui ont été découvertes par Galilée. Le mot “lune” est donc bien un nom commun. Lorsqu’il est utilisé avec un article défini sans autre précision il réfère à l’astre argenté au cycle quasi mensuel qui éclaire nos nuits, sinon il signifie la catégorie des satellites de planètes. Le même problème se pose pour d’autre objets cosmiques, comme le soleil, la terre, le ciel, etc. En règle générale, chaque fois qu’un nom peut être utilisé au pluriel sans absurdité, alors il s’agit d’un nom commun. La philosophie bouddhiste multiplie les “terres” : les dix bhumis (sanscrit pour “terres”) sont des étapes successives sur le chemin du Bodhisatva. Bien qu’il semble à première vue qu’il n’y ait qu’un seul ciel, le mot possède plusieurs pluriels en français : “cieux” au sens spirituel et “ciels” aux sens matériels. Ne parle-t-on pas des ciels de Turner ou de Monet? En revanche, Mars ou Saturne sont des satellites particuliers ou des divinités personnelles et je ne les ai jamais vus utilisés au pluriel. Ce sont donc des noms propres désignant des individus astronomiques ou mythologiques.

Dans certains usages, une catégorie générale peut être considérée comme un individu

Encore un cas troublant: on peut faire référence à une catégorie générale en la considérant comme un individu. Lorsque je dis “Le fruit que je tiens dans ma main est un melon” j’utilise bien le mot melon comme une catégorie générale dans laquelle je range le fruit individuel que je tiens dans ma main. Jusqu’ici tout va bien. Mais je peux toujours considérer une catégorie générale comme un individu, un élément de l’ensemble des catégories générales : c’est le point de vue réaliste ou platonicien. Par exemple lorsque je dis “le melon est un fruit”, “melon” est au singulier et il est accompagné d’un article défini. Il s’agit donc d’un individu: une “catégorie individuelle”. Mais il ne s’agit là que d’un usage possible d’un nom commun, qui ne range nullement le mot “melon” dans la catégorie des noms propres. Dès qu’une catégorie générale est placée dans un énoncé en position de référent (nous parlons de “cette catégorie-là”), l’usage en fait un individu. Il suffit de distinguer les niveaux logiques pour ne pas se prendre les pieds dans le tapis sémantique. Retenons que lorsqu’un mot possède un signifié dans le système de la langue, il s’agit d’un nom commun, bien que l’on puisse s’en servir pour désigner un individu.

Des noms propres peuvent être utilisés comme prototypes de catégories générales

Dans l’effort pour discriminer entre nom propre et nom commun, la plus grande difficulté vient de l’utilisation des noms propres comme prototypes de catégories générales. On parle par exemple de statuettes qui sont des Vénus préhistoriques ou d’un maître-nageur qui est un Apollon. On traite ironiquement d’Einstein une personne à l’esprit lent, etc. “Les Vénus” contredit la règle générale que nous avons énoncé plus haut, selon laquelle chaque fois qu’un nom peut être utilisé au pluriel sans absurdité, alors il s’agit d’un nom commun. Bien pire, les noms propres peuvent engendrer des adjectifs désignant des qualités abstraites. Par exemple, on souligne le contraste entre l’évolution lamarckienne et l’évolution darwinienne, on évoque les guerres napoléoniennes ou les idées platoniciennes. Certes, Vénus, Apollon, Platon, Napoléon, Darwin, etc. sont des individus, mais ces individus ont tellement marqué les imaginations qu’ils sont devenus les “membres centraux”, ou figures archétypiques, de catégories comprenant les individus qui leur ressemblent ou qui possèdent avec eux une contiguïté spatio-temporelle (la “période napoléonienne”). Dès lors, le nom propre est utilisé de manière figurative comme un nom commun, ou comme une qualité générique dans le cas d’un adjectif construit à partir d’un nom propre. Nous avons donc affaire dans ces cas à des exceptions à notre règle, dans lesquelles des noms propres sont utilisés (par métaphore, métonymie, contiguïté, etc.) pour désigner des catégories.

Une Vénus Préhistorique

Nom propres et références en IEML

Chacun des trois mille mots élémentaires du dictionnaire d’IEML se définit au moyen de phrases utilisant d’autres mots élémentaires et chaque expression complexe en IEML (groupes de mots, phrases, textes) renvoie au noyau circulaire d’inter-définition du dictionnaire. Cette inter-définition circulaire des mots du dictionnaire est d’ailleurs le propre de toutes les langues. Selon leurs rôles grammaticaux dans un énoncé, les trois mille éléments du dictionnaire IEML peuvent être lus comme des noms, des adjectifs, des verbes ou des adverbes. Leurs signifiés sont des catégories générales. Les signifiants de ces catégories générales sont construits pour avoir le maximum de relations fonctionnelles avec leurs signifiés. Les signifiés du même champ sémantique appartiennent au même paradigme et possèdent des similitudes syntaxiques. La composition matérielle des signifiants et leurs places respectives dans les paradigmes donne des indications sur leur sens. Par exemple, les signifiants des couleurs ou des sentiments ont des traits syntaxiques en commun. Les couleurs qui contiennent du rouge ou les sentiments qui avoisinent la colère ont également des traits matériels communs. C’est ce qui fait d’IEML une idéographie. On ne trouve évidemment pas ce type de relation signifiant / signifié dans les langues naturelles, dans lesquelles les mots pour désigner les couleurs ou les sentiments, n’ont pas de traits phonétiques communs. Jointe à la régularité sans faille de sa grammaire, ce rapport fonctionnel entre signifiant et signifié fait d’IEML une langue à la sémantique (linguistique) calculable. 

En revanche, les noms propres comme Napoléon ou le Fuji Yama n’ont pas de traduction en IEML et, de ce fait, leur sémantique linguistique n’est pas calculable en IEML. En IEML les noms propres sont considérés comme des signifiants n’ayant pas de signifié (du moins pas en IEML) et dont le sens est donc purement référentiel. Les références, tout comme les noms propres, sont notés entre crochets. Voici quelques exemples qui mettent en valeur le cas particulier de Napoléon. Dans les phrases IEML entre parenthèses qui suivent, les mots en italiques désignent les rôles grammaticaux de la ligne qu’ils initient, les mots en français contiennent des liens vers le mot IEML correspondant.

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(racine  le  officierstratège  <Napoléon>).

L’expression signifie : “le général Napoléon”

***

(racine   le   chef  <Napoléon> ,
manière   de   empire).

L’expression signifie : “l’empereur Napoléon” 

***

(racine  vide <Napoléon>). 

Ici Napoléon n’est qualifié par aucune catégorie générale.

***

(racine  pluriel  guerre,
manière  de   officierstratège <Napoléon>).

L’expression signifie “les guerres napoléonniennes” 

***

L’expression “les guerres napoléoniennes” peut être réifiée ainsi:

@alias les-guerres-napoléonniennes
(racine pluriel  guerre,
manière de   officierstratège  <Napoléon>).

***

L’expression définie ci-dessus peut être réutilisée dans une phrase, par exemple:

(racine être blessé,
sujet  singulier  pronom troisième personne,
temps  passé,
temps  pendant les-guerres-napoléonniennes). 

L’expression signifie: “Il a été blessé pendant les guerres napoléoniennes”

Dans cet exemple, on voit comment une phrase IEML (y compris une phrase contenant un nom propre) peut être réifiée et utilisée comme un mot dans une phrase au niveau de complexité linguistique supérieure. Ce type d’opération peut être répété récursivement, ce qui permet d’atteindre des degrés élevés de différentiation et de précision sémantique. 

*** 

Les deux exemples qui précèdent montrent qu’il est possible d’utiliser des noms propres comme prototypes de catégories générales en IEML, comme on le fait dans les langues naturelles. Mais en règle générale on préfèrera exprimer directement les catégories évoquées par les noms propres dans certaines langues naturelles par des catégories en IEML. Par exemple, pour traduire “sadique” on ne reprendra pas le nom du Marquis de Sade, mais on dira simplement “quelqu’un qui aime faire souffrir les autres.”

***

Dans l’exemple ci-dessous, l’objet de la proposition principale est une proposition secondaire – on remarquera les parenthèses dans les parenthèses – et l’accent sémantique (le point d’exclamation) est mis sur la personne (qui que ce soit) qui aime faire souffrir les autres.

@alias sadique
(
racine  aimer, désirer
sujet qui que ce soit
objet 
(racine  faire souffrir,
objet  pluriel  autre personne).
).

***

Les noms de personnes, les adresses, les dates, les positions GPS, les nombres, les unités de mesure, les devises, les objets géographiques, les URL, etc. sont tous considérés comme des noms propres ou des références individuelles et sont mis entre crochets. Les douze premiers nombres entiers naturels sont néanmoins considérés comme des noms communs (ils “existent” en IEML et sont connectés aux nombres ordinaux, aux symétries, aux figures géométriques régulières, etc.). Les grandes zones géographiques existent également en IEML, sont considérées comme des catégories générales et peuvent être assimilés à des “codes postaux” qui donnent lieu à des calculs sémantiques. Ces codes permettent notamment de déterminer les positions respectives (au Nord, à l’Est, etc.) des zones codées, ainsi que de situer et regrouper les pays, les villes et autres objets géographiques.

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Par exemple, pour dire “l’Italie” en IEML, on écrit:

(racine  Europe centre-sud <Italia>).

Expression dans laquelle “Europe centre sud” fait partie du paradigme des pays européens.

***

Pour dire “le nombre 292”, on écrit:

(racine  nombre <292>).

***

Pour dire “le nom d’un client”, on écrit:

(racine nom < Dupont >,
manière du  client).

Le lecteur contrastera l’approche d’IEML avec celle du Web sémantique, dans lequel les URI ne distinguent pas entre catégories générales et désignateurs rigides et ne peuvent pas faire l’objet de calculs sémantiques à partir de leur forme matérielle (une séquence de caractères). En fait, tous les URI sont des désignateurs rigides. Bien entendu, l’approche d’IEML et celle du web sémantique ne sont pas incompatibles puisque les expressions IEML valides ou USLs (Uniform Semantic Locators) ont une forme unique et peuvent se représenter comme des URIs.

L’auto-référence linguistique en IEML

On a vu plus haut que les USLs pouvaient contenir des noms propres, des nombres et autres expressions qui sont opaques au calcul sémantique IEML. Les USLs peuvent aussi faire référence à d’autres USLs, comme on peut le voir dans l’exemple ci-dessous.

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@alias Bravo-Einstein!
(racine féliciter,
sujet singulier  première personne,
objet singulier  pronom deuxième personne <Einstein>).

***

(racine mode indicatif  moquer,
sujet cette  phrase <Bravo-Einstein!>,
objet  singulier  pronom deuxième personne).

***

BIBLIOGRAPHIE

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Kripke Saul, Naming and Necessity, Oxford, Blackwell, 1980. Trad. fr. La logique des noms propres, Paris, Minuit, 1982, (trad. P. Jacob et F. Recanati).

Mill John Stuart, A System of Logic, 1843. Trad. fr. Mill, John Stuart, Système de logique déductive et inductive, trad. fr. L. Peisse Paris, Alcan, 1896. 

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DOI : https://doi.org/10.3406/lfr.1983.5159 www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_1983_num_57_1_5159

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Articles de Wikipedia: 

https://en.wikipedia.org/wiki/Prototype_theory

https://en.wikipedia.org/wiki/Causal_theory_of_reference

https://en.wikipedia.org/wiki/Saul_Kripke