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“Au pays de Numérix” d’Alexandre Moatti date de 2015, mais il est plus que jamais d’actualité, au moment où Mounir Mahjoubi vient d’être nommé secrétaire d’état au numérique du gouvernement Edouard Philippe. Beaucoup de gens attendent du nouveau président de la République française, jeune et réputé moderniste, un “cours nouveau” en matière de numérique en France. On ne saurait trop recommander la lecture de ce livre à son entourage.

Sur la forme c’est un ouvrage court, facile à lire, qui cultive un ton mesuré et rationnel. Il évoque le plus souvent des sujets que l’auteur connaît de première main, ce qui ne gâte rien. Franchement partisan des usages cognitifs du réseau et de “l’Internet de la connaissance” l’auteur a lui même oeuvré dans le domaine des bibliothèques numériques, a créé plusieurs sites web de type savant et participe de manière active à Wikipedia en français. Même s’il ne cite pas explicitement ces philosophes, on le sent opposé aux diatribes anti-GAFA – Google Apple Facebook Amazon – hystériques de Bernard Stiegler ou Eric Sadin, tout comme aux jugements négatifs à l’emporte pièce d’Alain Finkelkraut sur Internet. Mais il prend soin également de signaler certains aspects négatifs ou fâcheux de l’internet contemporain et de se distinguer du transhumanisme apocalyptique d’un Raymond Kurzweil ou du lyrisme a-critique d’un Pierre Lévy…

Une bonne partie de l’ouvrage est consacré aux réponses françaises et européennes au projet de Google Books autour de 2005. A l’origine, Google voulait utiliser ses centres de calcul et son algorithme de recherche pour construire une bibliothèque d’Alexandrie des temps modernes : tous les livres à disposition de tout le monde sur Internet! La France et l’Europe se devaient de relever le défi américain. Mais l’auteur montre que leurs réponses obéissent à des “effets de manche”, à des logiques d’annonce ou de communication politiques, à des stratégies de pouvoir et de captation de fonds publics par diverses institutions pour aboutir en fin de compte à d’infimes résultats concrets. Je note de mon côté que même si Google Books existe et rend des services (gratuits) au public et aux chercheurs, le projet initial est venu se fracasser sur la législation des droits d’auteurs, comme l’explique bien ce récent article de Wired. Tout cela permet de comprendre le succès d’entreprises illégales mais populaires comme la bibliothèque Genesis.

Au pays de Numérix, il y a beaucoup d’idéologie anti-américaine et anti-capitaliste… mais l’auteur montre que l’état – balkanisé par des baronnies ministérielles et institutionnelles en concurrence – travaille en fait au service d’intérêts sectoriels ou privés au lieu de mettre les capacités techniques de la France et l’argent du contribuable au service du public. Le bilan est accablant: projet après projet, les leçons des échecs ne sont jamais tirées et les mêmes erreurs sont répétées. Comme si, face à la domination de la Silicon Valley, il suffisait de s’indigner et de jeter des millions d’euros par la fenêtre pour que l’Europe ou la France (re)trouvent leur place dans le monde.

Au delà des divers projets de bibliothèques numériques européennes, Alexandre Moatti montre comment sont bloquées la collaboration des savants, la diffusion des connaissances et le rayonnement de la haute culture sur Internet. Trois coupables travaillent de conserve: la législation contemporaine des droits d’auteurs, d’ineptes politiques publiques et la rapacité des grandes maisons européennes de l’édition scientifique (Elsiever, Springer). Les arguments – de bon sens – mis en avant par Moatti ne sont pas nouveaux. Ils reprennent largement les idées du mouvement international de l’open data en général et de l’open science en particulier. Mais le réquisitoire est fort bien articulé. Il rejoint d’ailleurs les réflexions contemporaines autour de la nécessaire réinvention de l’édition scientifique (voir par exemple le récent article de Marcello Vitali-Rosati).

En refermant l’ouvrage, je n’ai pas pu m’empêcher de penser que, même s’il se trouvait à la tête de l’état français des gens conscients de l’importance capitale de l’internet au service de la connaissance et désireux de réformer les mauvaises habitudes de l’administration à cet égard, leur action ne serait pas forcément couronnée de succès. Car il faudrait faire évoluer les mentalités en profondeur, convaincre les enseignants, les journalistes, les hauts fonctionnaires. Il faudrait que la société dans son ensemble réalise que la grande transformation du numérique n’est pas seulement technique ou industrielle, mais concerne aussi et surtout le savoir et la culture. Il faudrait s’aviser que la civilisation du futur est à inventer et que cela ne se fait pas à coup de peur et de ressentiment, mais de courage, d’imagination et d’expérimentation.