Archives for category: Uncategorized

Article publié le 5 janvier 2024 dans le « Nouvel Obs »

Lien : https://www.nouvelobs.com/bibliobs/20240105.OBS82896/eloge-d-un-pionnier-de-l-intelligence-artificielle.html

Auteur: Arnaud Sagnard

Parmi les précurseurs de l’intelligence artificielle, il y a incontestablement Pierre Lévy. Le philosophe a pensé dès 1987 la révolution à venir dans son essai « la Machine univers » et travaille désormais à un métalangage qui permettrait aux humains de se servir de l’IA, et non l’inverse.

Au risque d’user un peu plus la célèbre formule de Jacques Derrida employée jadis au sujet du communisme, un spectre hante non pas l’Europe mais le monde intellectuel. Depuis quelques mois, tel un monolithe noir apparu soudainement aux quatre coins de l’univers, deux voyelles sont sur toutes les lèvres et dans toutes les consciences. Ce I et ce A ne cessent en effet de se manifester avec, pour dernière occurrence, l’annonce que la plateforme Amazon limite désormais à trois par jour la publication de livres produits au moyen d’intelligences artificielles sur son outil Kindle Direct Publishing. Afin, nous fait-elle savoir, de ne pas être totalement submergée par la production de livres sans auteur, générés automatiquement, donc.

On ne reviendra pas sur le fait qu’il ne s’agit ni d’intelligence ni même d’artifice, nous préférons saluer ici une œuvre totalement humaine, ancienne et malheureusement en grande partie oubliée bien qu’elle constitue aujourd’hui un outil indispensable pour comprendre le monde dans lequel nous venons d’entrer. En 1987, un chercheur en sciences de l’information et de la communication nommé Pierre Lévy publiait un essai de philosophie au titre prémonitoire « la Machine univers »(La Découverte), allusion à l’ordinateur alors en train de s’installer dans les foyers des Français et à un vieux rêve de l’humanité : calculer la totalité du monde.

Pierre Lévy en 2023

Lire cet ouvrage aujourd’hui provoque un électrochoc car tout y est : la prise de pouvoir actuelle du calcul sur le langage au cours de laquelle « le réel est ici pratiquement appréhendé comme un modèle parmi une prolifération de modèles possibles », « la mathématisation des phénomènes » entraînant la création de « micromondes numériques » et de « systèmes experts », totem actuel des promoteurs de l’IA, prémices d’un « univers omnicalculant » capable de « goûter les capacités sensibles de l’homme ». Il y est question de Wittgenstein, d’Aristote et de Turing et cela reste parfaitement compréhensible pour les personnes qui, comme moi, ont mis un certain temps à comprendre le principe du copier-coller.

On peut également y lire des phrases sublimes comme « l’éternité d’un singe dactylographe produira peut-être les œuvres complètes de Shakespeare » ou « il reste que le virtuel disloque partout la banquise des possibles ». Bien sûr, on sent l’auteur fasciné par le phénomène à venir : la naissance d’un « logos anonyme, une même et intarissable voix derrière les masques de l’histoire, un souffle au gré de qui se lèvent ou vont mourir des armées de mots, d’hommes et de dieux », vent sombre qui, maintenant qu’il nous frôle, plonge une partie des lecteurs dont je suis dans la peur ou l’expectative.

Trois décennies plus tard, il reste à savoir à quoi cet auteur, ancien élève de Michel Serres et de Cornelius Castoriadis, occupe désormais ses journées. Ayant pris le sujet de l’intelligence artificielle à bras-le-corps, il construit depuis 2006 un métalangage baptisé IEML, pour Information Economy Meta Language, afin que l’intelligence collective humaine, c’est-à-dire vous et moi, puisse se nourrir de la puissance de calcul des IA et non l’inverse. Eu égard à notre capacité réduite de compréhension de certains enjeux tels que la création d’un « protocole sémantique », nous préférons lui laisser la parole dans cette vidéo à partir de 20 minutes.

Lire la vidéo, (ça commence à la vingtième minute) : https://www.youtube.com/watch?v=dTMU-j8nYio&t=7s

Et nous accrocher à ces mots de Pierre Lévy, écrits en 1990 : alors que « l’utopie technicienne rêve d’un monde synchrone, sans délais, sans frictions ni perte » mû par le calcul, nous préférons jurer fidélité à la langue « toile infiniment compliquée où se propagent, se divisent et se perdent les fulgurations lumineuses du sens ».

Paul et Pierre - de dos

Paul, mon cousin, mon frère, mon ami,

Nous sommes nés à un an d’intervalle, presque à la même date, au milieu des années 1950, dans la communauté juive de Béja, en Tunisie.  Mon père Henri et sa sœur Nicole – ta mère – s’aimaient tendrement. Nos pères étaient associés dans la même boutique et nous jouions comme des frères dans l’arrière-boutique.

Très jeunes, l’histoire nous a balloté sur l’autre rive de la Méditerranée et nous avons atterri à Toulouse. C’est là que nos destins se sont séparés. Alors que tes parents tenaient bon et construisaient un foyer stable, j’ai été entraîné loin de l’Occitanie par les tourbillons d’un naufrage familial. Mais quand je revenais dans la ville rose visiter mon père pour les vacances de Pâques, ma tante Nicole bien aimée m’accueillait dans sa maison et elle était pour moi une véritable mère. Te souviens-tu quand nous allions ensemble à la bibliothèque, où quand tu me jouais au piano un morceau de musique que tu venais d’apprendre ?  Nous nous amusions d’un mot, d’un son, d’un geste, de tout et de rien. J’ai encore dans mes oreilles l’écho de nos rires…

Paul et Pierre au restau

Lorsque que tu faisais tes études de médecine, tu suivais en même temps des cours de philosophie à l’Université, en cachette de tes parents. Mais j’étais dans la confidence. A l’époque, nous avions d’homériques discussions sur les grands philosophes. Quand nous avons commencé à travailler et à fonder une famille, nous nous sommes un peu perdu de vue. Mais quelle fête, quelle joie, quand nous avions l’occasion de nous revoir ! Paul, tu étais ma référence, un autre moi-même, une version différente de mon destin. Nos deux vies étaient parallèles, elles rimaient comme Pierre et Paul.

Tu étais pour moi une manière de héros : tu aidais les mères à mettre leurs bébés au monde ! Médecin de garde, debout la nuit, tu opérais dans l’urgence pour sauver des vies. Consciencieux, responsable, tu étais toujours au fait des derniers développements de ta spécialité. Moi, quatre fois déraciné, j’enviais le médecin toulousain honorablement connu dans sa ville, aimé de ses patients et de leur famille.

J’aimais errer des heures dans ta bibliothèque de grand humaniste. Lucide, tu t’inquiétais partout de la tentation de la bonne conscience satisfaite. Tu étais ouvert, curieux de l’autre, mais sans jamais renier ton identité. Tu ne t’arrêtais pas à l’opinion moutonnière. Tu étais drôle, sympathique, bon vivant et généreux, mais aussi droit, honnête et authentique jusqu’à la rugosité. Je t’aimais, Paul. Qui ne t’aimait pas ? Ton humanité transparaissait immédiatement dans ton sourire et dans tes gestes.

Paul et Pierre Shabbat

Chacun a son Paul Boubli : le fils, le frère, l’époux, le père, le médecin, l’ami, le collègue… Mon Paul à moi, c’est le jumeau karmique, l’alter ego, l’âme sœur. Paul ! Notre dialogue a duré soixante ans. Mon cœur se brise mille fois à la pensée de ne plus te revoir… Rien n’efface la douleur de te perdre. Mais tu as engendré et élevé avec ta chère épouse Véronique quatre merveilleux enfants qui restent avec nous : Zacharie, Esther, Joseph et Samson. Mais tu lègues un héritage : le bien que tu as fait autour de toi, les étincelles que tu as semé dans nos vies. Par la blessure de mon cœur brisé, je recueille ces étincelles dans ma mémoire. Comprendre, aider, soigner, donner, éclairer le monde autour de soi, voilà l’exemple de courage que tu montres à chacun de nous. Toi – Prince d’une secrète noblesse andalouse – voici que de l’autre côté des larmes, de l’autre côté du temps, tu nous transmets le flambeau.

Bricologie & Sérendipité

Nous avons à résoudre des problèmes complexes au sens d’Edgar Morin : énergie, alimentation, dérèglement climatique, etc, que nous retrouvons “imbriqués” dans le domaine des transports. Individuellement, de nombreuses personnes perçoivent les enjeux et ont identifié des solutions. Mais collectivement les organisations, dans lesquelles ils évoluent, restent bloquées dans des processus et des schémas de décision, sans réelle capacité à évoluer et se transformer à la hauteur. Une des pistes pour expliquer ce paradoxe se trouve dans les mécanismes de l’intelligence collective.

L’intelligence collective est une propriété du vivant qui se manifeste quand plusieurs personnes interagissent avec un objectif commun : trouver une solution, développer un produit, réaliser une oeuvre ou une activité sportive. Un groupe de musique, une équipe de foot ou un service d’une entreprise mettent en oeuvre des actions coordonnées différentes en fonction de leur intelligence collective avec plus ou moins de réussite.

En effet, cette dernière…

View original post 1,403 more words

numerix

“Au pays de Numérix” d’Alexandre Moatti date de 2015, mais il est plus que jamais d’actualité, au moment où Mounir Mahjoubi vient d’être nommé secrétaire d’état au numérique du gouvernement Edouard Philippe. Beaucoup de gens attendent du nouveau président de la République française, jeune et réputé moderniste, un “cours nouveau” en matière de numérique en France. On ne saurait trop recommander la lecture de ce livre à son entourage.

Sur la forme c’est un ouvrage court, facile à lire, qui cultive un ton mesuré et rationnel. Il évoque le plus souvent des sujets que l’auteur connaît de première main, ce qui ne gâte rien. Franchement partisan des usages cognitifs du réseau et de “l’Internet de la connaissance” l’auteur a lui même oeuvré dans le domaine des bibliothèques numériques, a créé plusieurs sites web de type savant et participe de manière active à Wikipedia en français. Même s’il ne cite pas explicitement ces philosophes, on le sent opposé aux diatribes anti-GAFA – Google Apple Facebook Amazon – hystériques de Bernard Stiegler ou Eric Sadin, tout comme aux jugements négatifs à l’emporte pièce d’Alain Finkelkraut sur Internet. Mais il prend soin également de signaler certains aspects négatifs ou fâcheux de l’internet contemporain et de se distinguer du transhumanisme apocalyptique d’un Raymond Kurzweil ou du lyrisme a-critique d’un Pierre Lévy…

Une bonne partie de l’ouvrage est consacré aux réponses françaises et européennes au projet de Google Books autour de 2005. A l’origine, Google voulait utiliser ses centres de calcul et son algorithme de recherche pour construire une bibliothèque d’Alexandrie des temps modernes : tous les livres à disposition de tout le monde sur Internet! La France et l’Europe se devaient de relever le défi américain. Mais l’auteur montre que leurs réponses obéissent à des “effets de manche”, à des logiques d’annonce ou de communication politiques, à des stratégies de pouvoir et de captation de fonds publics par diverses institutions pour aboutir en fin de compte à d’infimes résultats concrets. Je note de mon côté que même si Google Books existe et rend des services (gratuits) au public et aux chercheurs, le projet initial est venu se fracasser sur la législation des droits d’auteurs, comme l’explique bien ce récent article de Wired. Tout cela permet de comprendre le succès d’entreprises illégales mais populaires comme la bibliothèque Genesis.

Au pays de Numérix, il y a beaucoup d’idéologie anti-américaine et anti-capitaliste… mais l’auteur montre que l’état – balkanisé par des baronnies ministérielles et institutionnelles en concurrence – travaille en fait au service d’intérêts sectoriels ou privés au lieu de mettre les capacités techniques de la France et l’argent du contribuable au service du public. Le bilan est accablant: projet après projet, les leçons des échecs ne sont jamais tirées et les mêmes erreurs sont répétées. Comme si, face à la domination de la Silicon Valley, il suffisait de s’indigner et de jeter des millions d’euros par la fenêtre pour que l’Europe ou la France (re)trouvent leur place dans le monde.

Au delà des divers projets de bibliothèques numériques européennes, Alexandre Moatti montre comment sont bloquées la collaboration des savants, la diffusion des connaissances et le rayonnement de la haute culture sur Internet. Trois coupables travaillent de conserve: la législation contemporaine des droits d’auteurs, d’ineptes politiques publiques et la rapacité des grandes maisons européennes de l’édition scientifique (Elsiever, Springer). Les arguments – de bon sens – mis en avant par Moatti ne sont pas nouveaux. Ils reprennent largement les idées du mouvement international de l’open data en général et de l’open science en particulier. Mais le réquisitoire est fort bien articulé. Il rejoint d’ailleurs les réflexions contemporaines autour de la nécessaire réinvention de l’édition scientifique (voir par exemple le récent article de Marcello Vitali-Rosati).

En refermant l’ouvrage, je n’ai pas pu m’empêcher de penser que, même s’il se trouvait à la tête de l’état français des gens conscients de l’importance capitale de l’internet au service de la connaissance et désireux de réformer les mauvaises habitudes de l’administration à cet égard, leur action ne serait pas forcément couronnée de succès. Car il faudrait faire évoluer les mentalités en profondeur, convaincre les enseignants, les journalistes, les hauts fonctionnaires. Il faudrait que la société dans son ensemble réalise que la grande transformation du numérique n’est pas seulement technique ou industrielle, mais concerne aussi et surtout le savoir et la culture. Il faudrait s’aviser que la civilisation du futur est à inventer et que cela ne se fait pas à coup de peur et de ressentiment, mais de courage, d’imagination et d’expérimentation.

data-science-education-at-monash-monash-university

L’accès du grand public à la puissance de diffusion du Web ainsi que les flots de données numériques qui coulent désormais de toutes les activités humaines nous confrontent au problème suivant : comment transformer les torrents de données en fleuves de connaissances ? Certains observateurs enthousiastes du traitement statistique des « big data », comme Chris Anderson, (l’ancien rédacteur en chef de Wired), se sont empressés de déclarer que les théories scientifiques – en général! – étaient désormais obsolètes [Voir : de Chris Anderson « The End of Theory: The Data Deluge Makes the Scientific Method Obsolete », Wired, 23 juin 2008.] Nous n’aurions plus besoin que de mégadonnées et d’algorithmes statistiques opérant dans les centres de calcul : les théories – et donc les hypothèses qu’elles proposent et la réflexion dont elles sont issues – appartiendraient à une étape révolue de la méthode scientifique. Il paraît que les nombres parlent d’eux-mêmes. Mais c’est évidemment oublier qu’il faut, préalablement à tout calcul, déterminer les données pertinentes, savoir exactement ce que l’on compte et nommer – c’est-à-dire catégoriser – les structures émergentes. De plus, aucune corrélation statistique ne livre directement des relations causales. Celles-ci relèvent nécessairement d’hypothèses qui expliquent les corrélations mises en évidence par les calculs statistiques. Sous couvert de pensée révolutionnaire, Chris Anderson et ses émules ressuscitent la vieille épistémologie positiviste et empiriste en vogue au XIXe siècle selon laquelle seuls les raisonnements inductifs (c’est-à-dire uniquement basés sur les données) sont scientifiques. Cette position revient à refouler ou à passer sous silence les théories – et donc les hypothèses risquées fondées sur une pensée personnelle – qui sont nécessairement à l’oeuvre dans n’importe quel processus d’analyse de données et qui se manifestent par des décisions de sélection, d’identification et de catégorisation. On ne peut initier un traitement statistique et interpréter ses résultats sans aucune théorie. Le seul choix que nous ayons est de laisser les théories à l’état tacite ou de les expliciter. Expliciter une théorie permet de la relativiser, de la comparer avec d’autres théories, de la partager, de la généraliser, de la critiquer et de l’améliorer [Parmi la très abondante littérature sur le sujet, voir notamment les ouvrages de deux grands épistémologues du XXe siècle, Karl Popper et Michael Polanyi]. Cela constitue même une des principales composantes de ce qu’il est convenu d’appeler « la pensée critique », que l’éducation secondaire et universitaire est censée développer chez les étudiants.

Outre l’observation empirique, la connaissance scientifique a toujours eu à voir avec le souci de la catégorisation et de la description correcte des données phénoménales, description qui obéit nécessairement à des théories plus ou moins formalisées. En décrivant des relations fonctionnelles entre des variables, la théorie offre une prise conceptuelle sur le monde phénoménal qui permet (au moins partiellement) de le prévoir et de le maîtriser. Les données d’aujourd’hui correspondent à ce que l’épistémologie des siècles passés appelait les phénomènes. Pour continuer de filer cette métaphore, les algorithmes d’analyse de flots de données correspondent aux instruments d’observation de la science classique. Ces algorithmes nous montrent des patterns, c’est-à-dire en fin de compte des images. Mais ce n’est pas parce que nous sommes capables d’exploiter la puissance du médium algorithmique pour « observer » les données qu’il faut s’arrêter en si bon chemin. Nous devons maintenant nous appuyer sur la puissance de calcul de l’Internet pour « théoriser » (catégoriser, modéliser, expliquer, partager, discuter) nos observations, sans oublier de remettre cette théorisation entre les mains d’une intelligence collective foisonnante.

Tout en soulignant la distinction entre corrélation et causalité dans leur livre de 2013 sur les big data, Viktor Mayer-Schonberger  et Kenneth Cukier annoncent que nous nous intéresserons de plus en plus aux corrélations et de moins en moins à la causalité, ce qui les range dans le camp des empiristes. Leur livre fournit néanmoins un excellent argument contre le positivisme statistique. Ils racontent dans leur ouvrage la très belle histoire de Matthew Maury, un officier de marine américain qui, vers le milieu du XIXe siècle, agrégea les données des livres de navigation figurant dans les archives officielles pour établir des cartes fiables des vents et des courants [In Big Data: A Revolution… (déjà cité) p. 73-77]. Certes, ces cartes ont été construites à partir d’une accumulation de données empiriques. Mais je fais respectueusement remarquer à Cukier et Mayer-Schonberger qu’une telle accumulation n’aurait jamais pu être utile, ou même simplement faisable, sans le système de coordonnées géographique des méridiens et des parallèles… qui est tout sauf empirique et basé sur des données. De la même manière, ce n’est qu’en adoptant un système de coordonnées sémantique que nous pourrons organiser et partager les flots de données de manière utile.

Aujourd’hui, la plupart des algorithmes qui gèrent l’acheminement des recommandations et la fouille des données sont opaques, puisqu’ils sont protégés par le secret commercial des grandes compagnies du Web. Quant aux algorithmes d’analyse, ils sont, pour la plupart, non seulement opaques, mais aussi hors d’atteinte de la majorité des internautes pour des raisons à la fois techniques et économiques. Or il est impossible de produire de la connaissance fiable au moyen de méthodes secrètes. Bien plus, si l’on veut résoudre le problème de l’extraction d’information utile à partir du flot diluvien des big data, on ne pourra pas éternellement se limiter à des algorithmes statistiques travaillant sur le type d’organisation de la mémoire numérique dont nous disposons en 2017. Il faudra tôt ou tard et le plus tôt sera le mieux, implémenter une organisation de la mémoire conçue dès l’origine pour les traitements sémantiques. On ne pourra apprivoiser culturellement la croissance exponentielle des données – et donc transformer ces données en connaissance réfléchie – que par une mutation qualitative du calcul.

Retenons que la « science des données » (data science en anglais) devient une composante essentielle de la compréhension des phénomènes économiques et sociaux. Plus aucune organisation ne peut s’en passer. Au risque de marcher à l’aveugle, les stratégies économiques, politiques et sociales doivent s’appuyer sur l’art d’analyser les mégadonnées. Mais cet art ne comprend pas seulement les statistiques et la programmation. Il inclut aussi ce que les américains appellent la « connaissance du domaine » et qui n’est autre qu’une modélisation ou une théorie causale de la réalité analysée, théorie forcément d’origine humaine, enracinée dans une expérience pratique et orientée par des fins. Ce sont toujours les humains et leurs récits producteurs de sens qui mobilisent les algorithmes.

datacentrique.jpgAutour de la Terre, les satellites artificiels transmettent nos communications et transportent une foule d’instruments d’observation et de capteurs : renseignement militaire, documentation du climat, monitoring des écosystèmes, surveillance des récoltes… Plus proche de la surface voici la zone des satellites de basse altitude qui connectent nos téléphones intelligents. Un peu plus bas, les avions sur pilote automatique communiquent avec les stations radar, les bases au sol, tandis que leurs événements internes s’enregistrent dans des boîtes noires. Passée la barrière des nuages se découvrent les réseaux lumineux des métropoles intelligentes. Les cargos, les navettes, les métros, les trains rapides, les flottes de véhicules autonomes se transmettent des signaux, restent en contact avec les satellites et les balises routières, s’échangent leurs passagers et leurs marchandises dûment identifiés. Surveillant le moindre coin de rue, truffant le sous-sol, flottant au milieu des océans, guettant sur les côtes et les sommets, embarqués sur les drones aériens ou sous-marins, les antennes, les capteurs, les caméras inondent de données les centres de calcul. Écouteurs, gants et chaussures sont connectés. Nous voici pourvus de bracelets qui enregistrent notre pouls, la composition chimique de notre sang et de notre peau, envoient les données pour analyse dans les nuages, reçoivent les notifications et conseils de santé en temps réel… Grâce aux identités infalsifiables de l’informatique portable nous passons partout sans fouille ni mot de passe. Les lunettes branchées prennent photos et vidéos, surimposent des couches virtuelles à la vision optique ordinaire et projettent sur demande des cartographies de données. Nos jeux de domination s’alignent sur les capacité d’exploitation de la mémoire et les vitesses d’analyse. Les nouveaux partis politiques rassemblent leurs membres autour de thèses épistémologiques. Entremêlés dans l’économie mondiale et le nouvel espace public transnational, nos essaims d’intelligence collective collaborent et se combattent sur les territoires hyper-connectés des grandes métropoles. Réfléchissant la pensée humaine sur le miroir sémantique du cloud, l’évolution des écosystèmes d’idées déploie son inépuisable spectacle immersif et multi-joueur. La prospérité, la sécurité, l’influence, tout se ramène à une forme ou une autre d’optimisation cognitive… sauf peut-être dans les zones analogiques reculées, presque désertes, qui s’étendent loin des grands centres.

Communication does not entail the use of words as reflected by a majority of the people, but a method employed by the sender to convey a particular message to the audience. Irrespective of the meth…

Source : What I have learnt from the course ” Advanced Theories of Communication”

 

On trouvera maintenant le contenu de mon post expliquant comment jutilise les médias sociaux dans mes cours à l’université à cette adresse  (ISSN 2386-8562)
Ce travail est la pré-impression d’un article dans le numéro 58 de RED. Il sera publié en tant que contribution d’invité, de type «histoire personnelle dans le domaine de la recherche éducative» (Personal History as Educational Research).

Same paper in Spanish

DONNÉES

Je me tiens à la disposition de toute équipe de recherche en sciences de l’éducation ou pédagogie pour aider à analyser les données produites par mes deux cours #UOAC (en anglais) et #UOIM (en français). Ces données consistent en Tweets, Moments et Blogposts. Tous les moments et Blogposts ont été publiés sur Twitter avec les hashtags correspondants.

Un article dans Quartier Libre (Journal des étudiants de l’Université de Montréal):

Moments (choix personnel de tweets) issus de mes cours de l’automne 2016

Mon cours de cent étudiants de deuxième année à l’hiver 2017: #uotm17

Choix de Storifys ou Moments de mes étudiants de 2016 (travail en cours, plus à venir):

A unique experience

How free are we?” C’est beau comme un poème soufi !

Choix de blogposts de mes étudiants témoignant de l’efficacité de la méthode “Twitter en Classe” (travail en cours, plus à venir)

Le meilleur cours de toute ma vie

prendre des notes en Tweetant“!

Voyage au monde des médias

Le système est simple, mais efficace.

Twitter et la mémoire collective

Les tweets nous permettaient de nous remémorer les sujets discutés en classe presque dans leur intégralité.

Un cours qui a changé ma perception de l’apprentissage

Innover pour enseigner

“Le cours de CMN 1560 a été un de mes cours préférés lors du trimestre d’automne 2016. Mon professeur M. Pierre Lévy a véritablement changé la façon d’apprendre la matière du cours. La grande majorité des étudiants ont bien apprécié le cours. Vers la fin du trimestre, j’ai vu beaucoup de tweets exprimant comment agréables que les étudiants ont trouvés le cours. Nous utilisons les médias sociaux, spécifiquement Twitter pour faire une prise de notes collectives. Effectivement, je pourrais toujours, comme n’importe qui, accéder à la matière qui m’a été enseignée durant mon cours grâce au #uoim sur Twitter. Ici je peux retrouver tout les notes, les questions, et les remarques ou commentaires que les étudiants ont tweetés en relation avec le contenu du cours. Cet élément interactif du cours a intéressé plusieurs étudiants et rendait la matière plus fascinante. Personnellement, j’ai bien aimé assister aux séances en classe, je ne les trouvais pas du tout ennuyantes 

This course, Advanced theories of communication, was like none other that I had ever taken.

The potential of Twitter for education

Collective intelligence in the classroom

I have learned to use the media that are at my fingertips

Communication happened

Becoming an autonomous thinker

what more professors should do nowadays to make their courses more interactive and stimulating

6 Things I Learned From Pierre Levy

“When we started the class and the professor told us to only take notes via twitter, I was very skeptical. I did not want to have an open mind towards his new method of teaching despite the fact that I am considered to be part of the millennials generation and you know we are known for our excessive use of technology”

From the blogpost of Cindi Cai ” Moreover, this advanced theory of communication not only taught me how to be a good speaker, but also in the class, I learnt how to be a good listener. For example, in the class, the professor encouraged students to participate in the class Q&A section by twittering through the internet, which allows every single student to have a chance to ask questions, and at the same time also encourage students to listen to other students’ ideas toward the subject. We, as students in the class just need to focus on the speech that the professor have given to the students, and catch the content in which we have questions, doubts, and raise our questions by twittering in order to get answers from the professor, while the professor also need to listen to students opinion by checking out the course tag.  For doing so, students have equal chances to listen and get their answers from the professor, and also students get an opportunity to listen to or inspired from other students’ learning stories( storify, blog post ).This teaching method is very interesting to me, because as a university student, what I want from the university is not just a piece of degree certificate, but also an opportunity to develop the ability to think extensively, solve problems, and challenge myself. To be honest, before I took this class, I was so tired of university, because I found that every single class I took at the University of Ottawa was really boring, and most students included me was more like machine, though we kept going to every class, and studied hard, we just wanted a better grade, and after exams or assignments, we just simply forgot what we have learnt in the class. This situation made me feel nervous and I started to doubt my university life and wonder if university could really help me in my future development?

Luckily, the CMN 3109 class strongly changed my mind toward university, because in the class, under the unique teaching method of the professor, I realized that if I just focus on grades, there’s a strong possibility that I won’t be as prepared for the world outside of university. But if I focus on learning as much as I can, and engage with all the opportunities presented by the class, I will be in a much better position to thrive after I graduate. It is just like how those communication techniques inspired me to how to be a better yoga instructor, this course has truly encouraged me to build my knowledge of the whole communication process, and rebuild my confidence to prepare for my future yoga teacher career positively….”

F-PARA-IC.jpg

Carte sémantique de l’intelligence collective

La carte ci-dessus schématise les grandes structures de l’intelligence collective humaine telles que nous les appréhendons au début du XXIe siècle. Le signe y est signalé par une étoile, l’être par un visage et la chose par un cube. L’intelligence collective se présente comme une boucle d’interdépendance entre le développement humain actuel et le développement humain virtuel (sur les catégories sémantiques virtuel, actuel, signe, être et chose, voir ce post). Le développement actuel comprend trois facettes qui sont elles-mêmes interdépendantes : celle des messages , des personnes et des équipements. Ces trois facettes actuelles concernent des facteurs ou des processus qui sont plongés dans l’espace et le temps. Le développement virtuel comprend lui aussi trois facettes interdépendantes : la connaissance, l’éthique et la puissance. Par contraste avec les facettes actuelles, les facettes virtuelles désignent des états d’esprit, des règles ou des potentialités. Le développement virtuel dépend du développement actuel comme de sa base matérielle tandis que le développement actuel dépend du développement virtuel comme de son instance de coordination, de pilotage et de traction. L’intelligence collective peut également s’analyser comme une dialectique d’interdépendance entre trois types de réseaux représentés par les colonnes de la carte : les réseaux de signes (connaissances et messages), d’êtres (éthiques et personnes) et de choses (puissances, équipements).

Chacune des six catégories principales s’analyse à son tour comme une dynamique de transformation entre trois sous-catégories de niveau inférieur selon la symétrie signe/être/chose. Dans la transformation symétrique interne à chacune des six catégories principales de l’intelligence collective, la chose représente la dimension la plus « dure » ou la plus objective ; l’être est chargé d’émotion et se déploie dans les rapports humains ; enfin le signe indique une dimension cognitive qui oriente le contenu de la catégorie. On comprend ici que des symétries sémantiques virtuel/actuel et signe/être/chose peuvent se décliner récursivement à l’intérieur de n’importe quelle catégorie et que la modélisation par les systèmes de relations sémantiques peut être raffinée à loisir.

En inspectant la carte sémantique de l’intelligence collective, il faut supposer qu’une variation des données empiriques dans une catégorie se répercutera d’une manière ou d’une autre dans la variation empirique des catégories symétriques et que les données catégorisées par les différentes facettes tendent à s’équilibrer en fonction de leurs relations d’interdépendance. Par exemple, il est impossible de garder de manière durable une force dans une des six catégories principales et des faiblesses dans les autres. Nous allons maintenant explorer une par une les six catégories principales de l’intelligence collective. Il faut imaginer ce système de relations sémantiques comme un tableau de bord qui documente en temps réel l’évolution de l’intelligence collective d’une communauté (son contenu, ses forces, ses faiblesses, ses connexions internes) sur un mode visuel et interactif, à partir d’un flux de données spécialement sélectionné à cet effet. On imaginera également que l’individu ou le groupe qui interagit avec le tableau de bord peut visualiser sa propre contribution à l’intelligence collective et ce qu’il en reçoit.

Connaissances

Une foule de styles de savoirs – académiques ou non-académiques – alimentent le « capital épistémique » d’une communauté. Les réseaux de connaissances n’excluent a priori aucun genre de savoir ni aucun type de relation entre les savoirs. Cette catégorie rassemble donc la variété ouverte des types de connaissance portés par une communauté à partir de l’intuition fondamentale qu’ils se multiplient les uns par les autres et qu’ils peuvent tous contribuer à leur manière au développement humain dans son ensemble. Les connaissances contiennent notamment, comme une sous-fonction cognitive spécialement consacrée à la réflexivité de l’intelligence collective, une représentation synthétique de l’intelligence collective elle-même. Une image holistique du développement humain est donc contenue dans la catégorie de la connaissance, qui n’est pourtant qu’une partie du développement humain pris comme un tout.

La distinction entre arts et sciences peut se décliner, par exemple, en savoirs du vrai et savoirs du beau, jugements logiques et jugements de goût. On peut encore opposer, d’une part, les savoirs explicites, calculables, basés sur l’observation, l’expérimentation contrôlée, la démonstration et l’explication et, d’autre part, les savoirs implicites, incalculables, fondés sur l’expérience personnelle, la transmission traditionnelle et l’autorité de la coutume. Quant à la sagesse, le terme traduit les termes grecs Sophia, plus théorique, et Phronésis, plus pratique, mais aussi la Sapientia latine, la Hochma hébraïque, la Hekmah arabe, le Yoga indien, les Voies de l’Asie du Sud-Est, etc. Les sagesses concernent les savoir-être, les arts de la maîtrise de soi, de la prudence, du jugement droit et de l’action en résonance avec les rythmes fondamentaux.

Ethiques

La multitude des éthiques comprend les valeurs, normes et priorités (quelles qu’elles soient) qui orientent la gouvernance, ainsi que les systèmes de droits et d’obligations qui régulent les comportements, les décisions et évaluations en tous genres ayant cours dans la communauté considérée. De même que la catégorie « connaissance » n’impliquait aucune prise de parti dans les controverses concernant le vrai, le beau, le sage, la validité ou le bon goût des représentations, la catégorie éthique ne prend pas parti non plus sur le bien et le mal, le juste et l’injuste, le préférable ou le négligeable. L’accent est mis sur l’explicitation des choix qui construisent le réseau de vouloirs ou « capital éthique » d’une communauté et sur la contribution de ces choix à l’augmentation et à la diversification des autres catégories de l’intelligence collective. A long terme, les orientations concernant le bien et le mal devraient idéalement se fonder sur la connaissance des effets des choix éthiques sur le développement humain durable. Cette connaissance des effets, toujours perfectible, repose essentiellement sur un travail de modélisation et d’observation empirique de la dynamique interne de l’intelligence collective et du développement humain.

Puissances

Eclairés par des réseaux de savoirs (connaissance) et orientés par des réseaux de vouloirs (éthique), la puissance d’une intelligence collective mobilise les compétences, savoir-faire pratiques et métiers, qui peuvent s’associer en réseaux collaboratifs et se complémenter. Outre les compétences, la puissance d’une intelligence collective repose sur sa force économique, résumée ici par le terme de « ressources » (liquidité, crédit, épargne…). Cette dimension financière correspond non seulement à un pouvoir d’achat à des fins de consommation mais également à une capacité d’investissement et d’emploi des compétences. Enfin, la puissance s’alimente de la résolution d’une communauté, c’est-à-dire de l’engagement, du courage, du moral ou de la confiance en soi de ses membres.

Sans ressources, le savoir-faire seul ne confère pas de pouvoir d’action effective et, sans la mise en branle de réseaux de compétences, les moyens financiers restent impuissants ou stériles. Et si la communauté en question n’est pas résolue dans son action, sa puissance se dissipe. La catégorie de la puissance dessine donc un ensemble de réseaux de pouvoirs ou les disponibilités de ressources, des engagements fermes et des savoir-faire pratiques s’échangent, se fécondent et se multiplient. Comme les catégories épistémiques et éthiques, la catégorie pratique de la puissance a pour vocation naturelle de croître et de se diversifier pour elle-même. Mais elle doit parallèlement contribuer à la croissance et à la diversification des autres catégories, selon une stratégie d’intelligence collective bien comprise, fondée sur l’analyse des équilibres durables à maintenir.

Messages

Le « capital de messages » peut être envisagé de trois points de vue complémentaires : celui du contenu des messages, celui de la communication interpersonnelle proprement dite et celui des médias (les environnements et supports de communication). La catégorie rassemble l’ensemble des messages échangés dans et par la communauté envisagée, auxquels il faut ajouter les messages disponibles en ligne qui sont pertinents pour cette communauté, même si aucun de ses membres n’en est le destinataire ou le destinateur explicite. Les messages et leurs contenus sont pratiquement indissociables des communications qu’ils alimentent et des médias qui servent à les produire, les enregistrer, les fouiller, les retrouver, les transmettre, les recevoir et les transformer. Du point de vue de la mémoire de l’intelligence collective, les messages sont conçus comme des documents à conserver et à exploiter afin de permettre à la communauté de se représenter à elle-même son histoire, ou l’évolution de son identité. En ce sens, le capital de messages comprend non seulement les flux de messages à court terme (les médias et systèmes de messagerie) mais également la communication à long terme et la transmission inter-générationnelle (donc l’éducation) : les écoles, les bibliothèques, les musées et les supports d’apprentissage de toutes sortes dont les trésors sont de plus en plus numérisés et disponibles en ligne. Sans communication ni mémoire culturelle, sans support sémiotique en général, ni les réseaux de savoir, ni les réseaux de vouloirs, ni les réseaux de pouvoirs ne pourraient subsister, sans parler des réseaux sociaux… Les messages n’ont de sens qu’en fonction de leur relation inter-créative avec les cinq autres pôles.

Personnes

La catégorie des personnes représente le « capital social » d’une communauté, c’est-à-dire le réseau des connexions interpersonnelles qui fondent cette communauté. On peut ici distinguer trois aspects interdépendants : la variété des rôles sociaux joués par les personnes, la qualité des liens (que le terme général de confiance résume assez bien) et finalement la quantité, l’intensité et le dessin des connexions (les réseaux proprement dit). Les gens qui interagissent au sein de réseaux interpersonnels le font généralement au titre d’un ou plusieurs rôles sociaux : rôles de genre, rôles familiaux, professionnels ou politiques, participation à la société civile, participation à des rituels de tous ordres, etc. Plusieurs approches du développement humain mettent le capital social en position de déterminant essentiel. Plutôt que de désigner un déterminant essentiel, la démarche proposée ici préconise un instrument d’observation et de pilotage des interdépendances. Car si le capital social peut être bel et bien considéré, en un sens, comme la racine (ou le fruit ultime) du développement humain, il dépend lui-même d’une foule de facteurs qu’il conditionne en retour : équipements, santé, éducation et connaissances, compétences, moyens financiers, gouvernance, mémoire culturelle… On voit que chaque catégorie décrit la même communauté humaine, mais selon des points de vue conceptuellement distincts qui se réfléchissent les uns dans les autres selon des modèles fonctionnels à tester et à préciser empiriquement.

Equipements

Le « capital biophysique » décrit par les équipements désigne d’abord les organismes humains dans leur actualité biomédicale (santé) ainsi que l’environnement biophysique ou éco-systémique complexe dont ils dépendent nécessairement pour leur nourriture, leur boisson, leur respiration, leur hygiène et leur bien-être en général. Le circuit corporel comprend également l’ensemble des équipements matériels et techniques produits et entretenus par l’industrie humaine : vêtements, bâtiments, réseaux de transports, véhicules, outils, machines, produits de l’industrie chimique et biochimique, etc. Il s’agit en somme du système d’interaction causal qui réunit les corps matériels et qui constitue le support physico-biologique du développement humain. Il est sans doute inutile de souligner ici la part prise aujourd’hui par la santé dans les dépenses publiques et le souci général d’un développement durable respectueux des équilibres écologiques dont dépend le bien-être des populations. Par ailleurs il est évident que les infrastructures matérielles, ainsi que la qualité et la quantité de l’outillage disponible, déterminent dans une large mesure les opportunités ouvertes aux communautés humaines. En retour, il est clair que les « équipements » dépendent eux-mêmes des apports en provenance des cinq autres catégories principales de ce modèle.

Pour conclure, citant Ibn Roshd (l’Averroes des latins), Dante écrit au chapitre I, 3 de sa Monarchie :  “Le terme extrême proposé à la puissance de l’humanité est la puissance, ou vertu, intellective. Et parce que cette puissance ne peut, d’un seul coup, se réduire toute entière en acte par le moyen d’un seul homme ou d’une communauté particulière, il est nécessaire qu’il règne dans le genre humain une multitude par le moyen de laquelle soit mise en acte cette puissance toute entière. “

Diapositive1.jpg
FIGURE 1

J’ai montré dans un post précédent, l’importance contemporaine de la curation collaborative de données.  Les compétences dans ce domaine sont au coeur de la nouvelle litéracie algorithmique. La figure 1 présente ces compétences de manière systématique et, ce faisant, elle met en ordre les savoir-faire intellectuels et pratiques tout comme les « savoir-être » éthiques qui supportent l’augmentation de l’intelligence collective en ligne. L’étoile évoque le signe, le visage l’être et le cube la chose (sur ces concepts voir ce post). La table est organisée en trois rangées et trois colonnes interdépendantes. La première rangée explicite les fondements de l’intelligence algorithmique au niveau personnel, la seconde rappelle l’indispensable travail critique sur les sources de données et la troisième détaille les compétences nécessaires à l’émergence d’une intelligence collective augmentée par les algorithmes. L’intelligence personnelle et l’intelligence collective travaillent ensemble et ni l’une ni l’autre ne peuvent se passer d’intelligence critique ! Les colonnes évoquent trois dimensions complémentaires de la cognition : la conscience réflexive, la production de signification et la mémoire. Aucune d’elles ne doit être tenue pour acquise et toutes peuvent faire l’objet d’entraînement et de perfectionnement. Dans chaque case, l’item du haut pointe vers un exercice de virtualisation tandis que celui du bas indique une mise en oeuvre actuelle de la compétence, plus concrète et située. Je vais maintenant commenter le tableau de la figure 1 rangée par rangée.

L’intelligence personnelle

La notion d’intelligence personnelle doit ici s’entendre au sens d’une compétence cognitive individuelle. Mais elle tire également vers la signification du mot « intelligence » en anglais. Dans ce dernier sens, elle désigne la capacité d’un individu à mettre en place son propre système de renseignement.

La gestion de l’attention ne concerne pas seulement l’exercice de la concentration et l’art complémentaire d’éviter les distractions. Elle inclut aussi le choix réfléchi de priorités d’apprentissage et le discernement de sources d’information pertinentes. Le curateur lui-même doit décider de ce qui est pertinent et de ce qui ne l’est pas selon ses propres critères et en fonction des priorités qu’il s’est donné. Quant à la notion de source, est-il besoin de souligner ici que seuls les individus, les groupes et les institutions peuvent être ainsi qualifiés. Seuls donc ils méritent la confiance ou la méfiance. Quant aux médias sociaux, ce ne sont en aucun cas des sources (contrairement à ce que croient certains journalistes) mais plutôt des plateformes de communication. Prétendre, par exemple, que « Twitter n’est pas une source fiable », n’a pas plus de sens que l’idée selon laquelle « le téléphone n’est pas une source fiable ».

L’interpretation des données relève également de la responsabilité des curateurs. Avec tous les algorithmes statistiques et tous les outils d’analyse automatique de données (« big data analytics ») du monde, nous aurons encore besoin d’hypothèses causales, de théories et de systèmes de catégorisation pour soutenir ces théories. Les corrélations statistiques peuvent suggérer des hypothèses causales mais elles ne les remplacent pas. Car nous voulons non seulement prédire le comportement de phénomènes complexes, mais aussi les comprendre et agir sur la base de cette compréhension. Or l’action efficace suppose une saisie des causes réelles et non seulement la perception de corrélations. Sans les intuitions et les théories dérivées de notre connaissance personnelle d’un domaine, les outils d’analyse automatique de données ne seront pas utilisés à bon escient. Poser de bonnes questions aux données n’est pas une entreprise triviale !

Finalement, les données collectionnées doivent être gérées au plan matériel. Il nous faut donc choisir les bons outils d’entreposage dans les « nuages » et savoir manipuler ces outils. Mais la mémoire doit être aussi entretenue au niveau conceptuel. C’est pourquoi le bon curateur est capable de créer, d’adopter et surtout de maintenir un système de catégorisation qui lui permettra de retrouver l’information désirée et d’extraire de ses collections la connaissance qui lui sera utile.

L’intelligence critique

L’intelligence critique porte essentiellement sur la qualité des sources. Elle exige d’abord un travail de critique « externe ». Nous savons qu’il n’existe pas d’autorité transcendante dans le nouvel espace de communication. Si nous ne voulons pas être trompé, abusé, ou aveuglé par des oeillères informationnelles, il nous faut donc autant que possible diversifier nos sources. Notre fenêtre d’attention doit être maintenue bien ouverte, c’est pourquoi nous nous abonnerons à des sources adoptant divers points de vue, récits organisateurs et théories. Cette diversité nous permettra de croiser les données, d’observer les sujets sur lesquelles elles se contredisent et ceux sur lesquelles elles se confirment mutuellement.

L’évaluation des sources demande également un effort de décryptage des identités : c’est la critique « interne ». Pour comprendre la nature d’une source, nous devons reconnaître son système de classification, ses catégories maîtresses et son récit organisateur. En un sens, une source n’est autre que le récit autour duquel elle organise ses données : sa manière de produire du sens.

Finalement l’intelligence critique possède une dimension « pragmatique ». Cette critique est la plus dévastatrice parce qu’elle compare le récit de la source avec ce qu’elle fait réellement. Je vise ici ce qu’elle fait en diffusant ses messages, c’est-à-dire l’effet concret de ses actes de communication sur les conversations en cours et l’état d’esprit des participants. Je vise également les contributions intellectuelles et esthétiques de la source, ses interactions économiques, politiques, militaires ou autres telles qu’elles sont rapportées par d’autres sources. Grâce à cette bonne mémoire nous pouvons noter les contradictions de la source selon les moments et les publics, les décalages entre son récit officiel et les effets pratiques de ses actions. Enfin, plus une source se montre transparente au sujet de ses propres sources d’informations, de ses références, de son agenda et de son financement et plus elle est fiable. Inversement, l’opacité éveille les soupçons.

L’intelligence collective

Je rappelle que l’intelligence collective dont il est question ici n’est pas une « solution miracle » mais un savoir-faire à cultiver qui présuppose et renforce en retour les intelligences personnelles et critiques.

Commençons par définir la stigmergie : il s’agit d’un mode de communication dans lequel les agents se coordonnent et s’informent mutuellement en modifiant un environnement ou une mémoire commune. Dans le médium algorithmique, la communication tend à s’établir entre des pairs qui créent, catégorisent, critiquent, organisent, lisent, promeuvent et analysent des données au moyen d’outils algorithmiques. Il s’agit bien d’une communication stigmergique parce que, même si les personnes dialoguent et se parlent directement, le principal canal de communication reste une mémoire commune que les participants exploitent et transforment ensemble. Il est utile de distinguer entre les mémoires locale et globale. Dans la mémoire « locale » de réseaux ou de communautés particulières, nous devons prêter attention à des contextes et à des histoires singulières. Il est également recommandé de tenir compte des contributions des autres participants, de ne pas aborder des sujets non-pertinents pour le groupe, d’éviter les provocations, les explosions d’agressivité, les provocations, etc.

Quant à la mémoire « globale », il faut se souvenir que chaque action dans le médium algorithmique réorganise – même de façon infinitésimale – la mémoire commune : lire, taguer, acheter, poster, créer un hyperlien, souscrire, s’abonner, « aimer », etc. Nous créons notre environnement symbolique de manière collaborative. Le bon agent humain de l’intelligence collective gardera donc à la conscience que ses actions en ligne contribuent à l’information des autres agents.

La liberté dont il est question dans la figure 1 se présente comme une dialectique entre pouvoir et responsabilité. Le pouvoir recouvre notre capacité à créer, évaluer, organiser, lire et analyser les données, notre aptitude à faire évoluer la mémoire commune à partir de la multitude distribuée de nos actions. La responsabilité se fonde sur une conscience réfléchie de notre pouvoir collectif, conscience qui informe en retour l’orientation de notre attention et le sens que nous donnons à l’exercice de nos pouvoirs.

Diapositive4.jpg

FIGURE 2

L’apprentissage collaboratif

Finalement, l’apprentissage collaboratif est un des processus cognitifs majeurs de l’intelligence collective et le principal bénéfice social des habiletés en curation de données. Afin de bien saisir ce processus, nous devons distinguer entre savoirs tacites et savoirs explicites. Les savoirs tacites recouvrent ce que les membres d’une communauté ont appris dans des contextes particuliers, les savoir-faire internalisés dans les réflexes personnels à partir de l’expérience. Les savoirs explicites, en revanche, sont des récits, des images, des données, des logiciels ou d’autres ressources documentaires, qui sont aussi clairs et décontextualisés que possible, afin de pouvoir être partagés largement.

L’apprentissage collaboratif enchaîne deux mouvements. Le premier consiste à traduire le savoir tacite en savoir explicite pour alimenter une mémoire commune. Dans un second mouvement, complémentaire du premier, les participants exploitent le savoir explicite et les ressources d’apprentissage disponibles dans la mémoire commune afin d’adapter ces connaissances à leur contexte particulier et de les intégrer dans leurs réflexes quotidiens. Les curateurs sont potentiellement des étudiants ou des apprenants lorsqu’ils internalisent un savoir explicite et ils peuvent se considérer comme des enseignants lorsqu’ils mettent des savoirs explicites à la disposition des autres. Ce sont donc des pairs (voir la figure 2) qui travaillent dans un champ de pratique commun. Ils transforment autant que possible leur savoir tacite en savoir explicite et travaillent en retour à traduire la partie des connaissances explicites qu’ils veulent acquérir en savoir pratique personnel. J’écris “autant que possible” parce que l’explicitation totale du savoir tacite est hors de portée, comme l’a bien montré Michael Polanyi.

Dans le médium algorithmique, le savoir explicite prend la forme de données catégorisées et évaluées. Le cycle de transformation des savoirs tacites en savoirs explicites et vice versa prend place dans les médias sociaux, où il est facilité par une conversation créative civilisée : les compétences intellectuelles et sociales (ou morales) fonctionnent ensemble !