A mi-chemin entre l’impossible et le nécessaire, le possible est un concept logique. Par contraste, le virtuel est un mode d’être qui relève de la physique, de la biologie, de la psychologie et de la technologie. On peut le rapprocher de la notion dynamique de potentiel, quoiqu’il ne s’y réduise pas. La notion de virtuel ne se comprend que dans son opposition dialectique à l’actuel, chacun des deux concepts visant les pôles complémentaires d’un même cycle générateur. La virtualité émane des situations actuelles qu’elle conditionne en retour. A ce titre, et bien qu’il soit intangible, le virtuel existe en droit comme en fait.
Considérons l’exemple paradigmatique du gland qui contient le chêne sur un mode virtuel. La virtualité de l’arbre n’est pas une simple possibilité logique. Elle résulte d’un programme et d’un ensemble de mécanismes qui activent le développement de la plante ligneuse. L’arbre pousse à partir de la graine. Il est néanmoins impossible de prédire exactement la forme du chêne en ne considérant que le gland. Cette forme est partiellement indéterminée parce que les instructions contenues par la graine négocieront la croissance de l’arbre avec nombre de facteurs environnementaux tels que le sol, l’humidité, la lumière, la température, les symbiotes, les parasites et ainsi de suite. Bien que programmée, l’actualisation de l’arbre relève d’une adaptation créative. Si les circonstances sont favorables, l’arbre arrivé à maturation se virtualisera en une multitude de nouvelles graines qui chercheront aventure dans le monde. Vérifions ici l’une des principales propriétés du virtuel : il n’a pas d’adresse spatio-temporelle. On peut certes toucher la graine, mais pas l’arbre virtuel qu’elle promet. Nous voyons sur cet exemple végétal que la dialectique biologique du germen et du soma consonne avec celle du virtuel et de l’actuel.
LE CERVEAU ANIMAL
Passons maintenant à un exemple choisi dans le domaine de l’animalité. Lorsqu’on les compare aux plantes, la grande affaire des animaux est la locomotion, avec la boucle sensori-motrice qu’elle suppose. Le système nerveux, et le cerveau où il se concentre, s’est développé en parallèle dans les différents phylums biologiques comme une interface entre la sensation et le mouvement. Chaque élan entraîne une modification de la position de l’animal, ce qui détermine de nouvelles perceptions, qui appellent une réaction ou un repos provisoire. Au cours de l’évolution, la boucle sensori-motrice réflexe s’est complexifiée en simulation de l’environnement, évaluation de la situation et calcul décisionnel. Le virtuel devient ici un concept pratique. L’acte résout les tensions qui organisent une situation vitale et, ce faisant, il redonne naissance à un nuage de virtualités.
Intéressons-nous maintenant au rôle que joue le cerveau de l’animal dans cette dialectique pratique. Cet organe calcule l’action à accomplir et envoie ses ordres aux muscles par les nerfs efférents. Le mouvement de l’animal s’inscrit dans l’univers physique et possède certainement une adresse spatio-temporelle. Il est donc actuel. Quant à la perception, elle est calculée à partir des impulsions nerveuses venant des organes sensoriels le long des nerfs afférents. Si l’on met de côté le rêve, l’illusion et l’hallucination, la perception se rapporte au monde physique actuel. Mais peut-on dire qu’elle possède une adresse spatio-temporelle ? Selon nos connaissances scientifiques du XXIe siècle, le monde physique est peuplé de champs électromagnétiques, de vibrations atmosphériques et de molécules. Mais où se trouvent exactement la couleur bleue, les trilles du rossignol et l’odeur de la forêt en automne ? Certes, le système nerveux calcule les fameux qualia. Mais ces perceptions sont-elles dans le cerveau ? Une observation attentive de cet organe ne révèlera jamais que des concentrations de neurotransmetteurs et des dynamiques d’états d’excitations des neurones : ni coloris, ni sonorités, ni parfums. Cette remarque ne porte pas que sur les qualités sensibles, elle concerne aussi le plaisir et la douleur, les émotions, les intentions et tout ce qui constitue la vie intérieure de l’animal. L’expérience phénoménale ou, si l’on préfère, la conscience est virtuelle. Sans coordonnées spatiales, elle ne se situe pas dans le monde matériel. Tissée de mémoire et d’attente, d’habitudes et de surprises, l’expérience phénoménale ne s’inscrit pas non plus dans le temps linéaire, objectif et neutre chronométré par les sciences exactes. Elle serait plutôt temporalisante. Tendu vers un futur désiré, épais d’adhérer encore à son passé, loin de se réduire à un point sans dimension, le présent vécu entraîne le monde dans son orbite.
On pourrait objecter que l’expérience phénoménale n’est pas exactement un potentiel qui s’actualise en réalités tangibles. Sans doute. Mais observer quelque chose ici et maintenant arrive forcément dans une conscience, donc à partir du virtuel. Sans organisme animal, pas d’expérience phénoménale mais, symétriquement, l’extériorité actuelle ne se découvre que visée par une intériorité subjective, fut-ce celle d’une cigale. Actuel et virtuel sont chacun la condition de possibilité de l’autre le long d’une boucle étrange de génération ontologique.
Avec le cerveau, le concept – ou la catégorie générale – apparaît dans la nature. En effet, les animaux catégorisent leurs perceptions : voici un congénère, un rival, un partenaire sexuel, une proie, un prédateur, etc. Immanquablement, les séquences d’interactions pertinentes suivent la conceptualisation des situations et des émotions qui les teintent. Pensons aux concepts comme à des schémas d’interaction probabilistes plutôt que comme à des classes logiques nettement découpées. Ils correspondent à des circuits neuronaux plus ou moins plastiques qui mettent en relation des aires perceptives, affectives et motrices. La catégorie “prédateur”, la peur et la réaction de fuite qu’elle entraîne se trouvent codées dans un circuit neuronal du cerveau de la gazelle. Elle a donc un point d’appui dans l’actualité de l’organisme. Mais le concept de prédateur est virtuel dans la mesure même de sa généralité : il s’applique à quantité de rencontres datées et situées sans être lui-même attaché à un moment ou à un lieu précis. Il s’agit d’un schéma abstrait qui donne sens au vécu subjectif de l’animal et conduit son comportement ici et maintenant. En somme, l’expérience phénoménale – elle-même virtuelle par rapport à l’organisme actuel qui la supporte et qu’elle éclaire – se dédouble. Nous avons, d’une part, une expérience actuelle, singulière, au présent de la conscience et, d’autre part, un schéma d’interaction ou concept général, virtuel, sans qui l’expérience actuelle serait dépourvue de signification et d’orientation.
Passons maintenant de la cognition à la communication. Un animal reconnait une situation. Sa conceptualisation déclenche une libération d’hormones, une vocalisation, une posture : un signe est émis. Le concept qui organisait l’expérience actuelle de l’intérieur opaque du cerveau était déjà virtuel comparé à la situation concrète. Le voici maintenant traduit en image sensible et projeté dans le monde, à la merci d’un coup de vent, en attente du décodage d’un congénère pour s’actualiser de nouveau dans une expérience subjective. Le signal est un concept virtualisé. Les odeurs qui saturent l’atmosphère, les empreintes qui tapissent le sol, les paysages sonores des marais ou des forêts entrelacent des réseaux de signes. En un sens, la communication stigmergique est déjà une forme d’écriture. L’étymologie grecque du mot explique assez bien son sens : des marques (stigma) sont laissées dans l’environnement par l’action ou le travail (ergon) de membres d’une collectivité, et ces marques guident en retour – et récursivement – leurs actions. Le cas classique est celui des fourmis qui laissent une traîne de phéromones sur leur passage lorsqu’elles ramènent de la nourriture à la fourmilière. L’odeur des phéromones incite d’autres fourmis à remonter leurs traces pour découvrir le butin et ramener des vivres à la ville souterraine en laissant par terre à leur tour un message parfumé. On saisit l’analogie avec l’écriture : des traces sont déposées pour une lecture à venir et font office de mémoire externe d’une communauté.
Mise en commun par la communication stigmergique, cette mémoire externe est souvent brève, qu’elle soit étroitement localisée, comme le nuage de phéromones qui émane d’un attroupement d’éléphants, ou portant loin, comme le barrissement qui ponctue de sa note cuivrée la symphonie de la savane. Mais elle peut aussi être durable ou réactivée en boucle : l’urine du loup et le hurlement du singe roux marquent leur territoire. Quoiqu’il en soit, les animaux émettent et reconnaissent leurs signes en situation. Un message vise un effet pratique et se rapporte directement au contexte en cours. Performatif, son décodage déclenche quasi automatiquement l’activation d’un comportement. Métonymique, le signe fait lui-même partie du schéma d’interaction qu’il code. Indiciels, les flux de signes entretiennent une contiguïté locale ou causale avec les acteurs qui les échangent et les situations auxquels ils se rapportent.
LE CERVEAU HUMAIN
La sémiotique animale suppose des référents actuels. Voilà qui change avec l’entrée en scène d’Homo Sapiens, puisque nous racontons ce qui nous est arrivé la veille, prenons rendez-vous pour la semaine prochaine, inventons des histoires. Les référents des signes humains n’appartiennent pas nécessairement à la situation présente et nous entretenons une communication avec le monde invisible (ancêtres, esprits, dieux, valeurs…). L’animal symbolique peuple son existence d’objets et d’événements de nature intangible, ou qui ne sont plus là depuis longtemps, ou qui n’arriveront jamais.
Une langue possède généralement des milliers d’unités de sens élémentaires distinctes, ce qui est supérieur de plusieurs ordres de grandeur au répertoire de signaux des espèces animales. Surtout, les symboles s’organisent selon une grammaire récursive (les expressions peuvent s’emboîter les unes dans les autres comme des poupées russes), ce qui permet de construire et de reconnaître une quantité indéfinie de phrases et de textes pourvues de significations distinctes. Le verbe qui évoque l’action et les rôles grammaticaux qui décrivent les actants et les circonstances modélisent une “scène” complexe. Les primates parlants représentent les schémas qui organisent leur expérience avec un luxe de détail hyperréaliste. Les concepts immédiats et massifs des animaux font place aux généalogies, aux classifications fines, aux genres, aux espèces et à leurs différences, aux tissus de notions compliquées dont chaque nœud est un réseau à lui tout seul. Nos récits s’enchâssent et se répondent. Philosophes, nous dialoguons et mettons nos concepts en question. La conscience humaine ne se contente pas de s’organiser par des concepts, elle s’y réfléchit, et cette réflexion ajoute un nouveau tour à la virtualité de notre expérience.
Le symbole linguistique est coupé en deux puisqu’il possède (a) une partie actuelle ou signifiante : une image sonore, visuelle, tactile ou autre, comme le son “arbre”, et (b) une partie virtuelle ou signifiée : un concept général, comme celui de “plante ligneuse possédant des racines, un tronc et des branches”. Le signifiant lui-même se dédouble en forme abstraite (le phonème, le caractère, le geste) sans adresse, intemporelle, et une image concrète, située, datée : ce timbre de voix, cette lettre, une main qui s’agite. Quant au signifié, il possède à son tour une part virtuelle et une part actuelle. Le dictionnaire et la grammaire d’une langue définissent la partie virtuelle, générale, encore flottante, du sens d’une parole qu’on nous adresse. Notre connaissance de la langue nous permet de décoder cette séquence de phonèmes pour la traduire en réseaux de concepts, en récit suscitant des images, des émotions et des souvenirs. Un rhizome de sens illumine un instant l’opacité de notre expérience. Le sens s’est actualisé ainsi pour nous, mais il s’actualiserait différemment dans des circonstances dissemblables pour quelqu’un d’autre, pourvu d’une mémoire singulière.
Notre cerveau a toutes les propriétés de celui des vertébrés supérieurs, avec les capacités cognitives et communicatives que cela implique, mais il possède en plus une capacité de lecture et de production de symboles qui nous fait entrer dans un nouvel univers. En effet, l’évolution biologique qui mène à l’humain a profondément transformé le cerveau du primate initial pour l’ajuster à une spécialisation symbolique unique dans le règne animal : hypertrophie du cortex préfrontal, amplification du cervelet, apparition des aires de Broca et de Wernicke, division du travail plus poussée entre les hémisphères et réorganisation générale des circuits neuronaux. Le cerveau humain fonctionne alors comme un dispositif de codage-décodage entre le monde des idées et celui des corps plongés dans la biosphère. Interface ontologique, il conduit la symbiose et la coévolution des populations de bipèdes parlants et de leurs cultures. Nos sociétés se coordonnent par l’intermédiaire d’un monde virtuel des significations que nos esprits habitent en commun tandis que nos organismes interagissent actuellement dans le monde physique.
Le langage confère à l’humanité un haut degré d’intelligence collective, supérieur à celui des autres mammifères et comparable à celui des abeilles ou des fourmis. Comme d’autres espèces eusociales, nous communiquons en grande partie de manière stigmergique, mais au lieu de marquer un territoire physique au moyen de phéromones ou d’autres types de signaux visuels, sonores ou olfactifs, nous laissons des traces symboliques. Au fur et à mesure de l’évolution culturelle, les signifiants s’accumulent dans des mémoires externes de plus en plus perfectionnées : pierres levées, totems, paysages sculptés, monuments, architectures, signes d’écriture, archives, bibliothèques, bases de données.
LE CERVEAU ÉLECTRONIQUE
Sur le temps long d’une évolution culturelle qui s’accélère, les symboles se détachent de leurs lieux d’origine et survivent de mieux en mieux au moment de leur naissance. Les voici qui s’allègent, se multiplient, se diffusent, se traduisent et se transforment. Mais plus les symboles se font “soft“, logiciels, virtuels, plus ils s’approchent d’une forme omniprésente et malléable échappant à l’inertie de la matière, plus leur inscription nécessite de supports “hard”, d’instruments et d’installations lourdement actuelles. La manipulation symbolique relève d’une longue histoire technique où la virtualisation des codes et l’actualisation des médias s’entraînent mutuellement : tablettes d’argile, rouleaux de papyrus ou de soie, réseaux de routes et de ports des empires antiques, poste à cheval, fabrication du papier, machines à imprimer, bâtiments des écoles et des bibliothèques, transports mécanisés, poteaux télégraphiques au bord des voies ferrées, antennes et satellites, jusqu’aux centres de données qui consomment l’électricité d’une centrale et aux magazines, radios, tourne-disques, télévisions, ordinateurs et téléphones crachés par des usines qui finissent par s’entasser pêle-mêle dans des décharges.
Le virtuel et l’actuel alternent, se compénètrent et compliquent leur enchevêtrement. Chaque circuit de leur tourbillon auto-poïétique dépose une nouvelle couche de complexité qu’entraîne la révolution suivante. Il en est de ces deux modes d’être comme des rapports du Yin et du Yang dans la philosophie chinoise traditionnelle. Un des principaux classiques confucéens, le Yi-King (ou I-Ching) représente la dynamique des transformations cosmiques, politiques et personnelles au moyen de soixante-quatre hexagrammes : six lignes empilées dont certaines sont continues (Yang) et d’autres brisées (Yin). Ce vieux livre oraculaire présente un des premiers alignements entre structure signifiante et situation signifiée : les deux plans des hexagrammes et des configurations pratiques obéissent au même groupe de transformations. Faut-il faire remonter là le codage binaire et la manipulation réglée des signifiés au moyen des signifiants qui caractérise l’informatique ? Ou bien faut-il identifier les débuts du calcul automatique à la formalisation du raisonnement logique par Aristote ? Et que dire des mathématiciens indiens qui ont inventé la numération par position avec neuf chiffres et le zéro, rendant ainsi les calculs arithmétiques simples et uniformes ? Ou du développement de l’algèbre par les mathématiciens arabophones, andalous ou persans, comme Al Khawarizmi, qui a donné son nom à l’algorithme ? Dans tous ces cas, la manipulation réglée, quasi-mécanique, d’éléments visibles et tangibles – donc actuels – entraîne un mouvement d’objets virtuels : tropismes politiques, propositions logiques ou nombres insubstantiels.
Pendant les années cinquante du XXe siècle, on qualifiait les ordinateurs de “cerveaux électroniques”. Des machines à calculer mécaniques avaient été construites dès le XVIIe siècle par Pascal et Leibniz. Les caisses enregistreuses effectuaient déjà des opérations arithmétiques au début du XXe siècle. Mais pour atteindre des calculatrices électroniques programmables – beaucoup plus rapides et adaptables que les machines précédentes – il a fallu que plusieurs progrès théoriques et techniques soient accomplis au préalable. Du côté théorique, Turing avait dès 1937 décrit un automate abstrait capable d’effectuer n’importe quel calcul défini par un programme. Du côté technique, dès le début du XXe siècle, les diodes, ou tubes à vide, ont permis le contrôle fin des flux d’électrons. Utilisés par les premiers ordinateurs, ces composants volumineux et grands consommateurs d’énergie seront ensuite remplacés par les transistors, puis par les circuits imprimés dans la course à la vitesse et à la miniaturisation qui marque l’industrie électronique. Un pas décisif fut franchi par Claude Shannon en 1938, lorsqu’il démontra la corrélation entre le calcul logique et l’arrangement des circuits électriques, à la confluence du virtuel et de l’actuel. Un interrupteur ouvert ou fermé correspond à “vrai” ou “faux”, un montage des interrupteurs en série correspond à l’opérateur logique “et”, un montage en parallèle à l’opérateur “ou exclusif”. Or les connecteurs non, et, ou suffisent à exprimer l’algèbre de Boole, à savoir la formalisation de la logique ordinaire. L’arithmétique en base deux (0, 1) se prête également fort bien au calcul électronique. Traversant les portes logiques, courant dans le labyrinthe de circuits que forment et reforment les programmes, rapide comme l’éclair, l’électron devient signifiant. Automatiser la manipulation du sens virtuel en mécanisant celle du signe actuel, telle est la puissance du codage informatique.
Moins d’un siècle après l’invention des premiers ordinateurs, la mémoire du monde est numérisée et plus de soixante pour cent de la population mondiale est branchée à l’internet. Qu’une information se trouve en un point du réseau et la voici partout. Du texte statique sur papier, nous sommes passé à l’hypertexte ubiquitaire, puis à l’architexte surréaliste qui rassemble tous les symboles. Une mémoire virtuelle s’est mise à croître, secrétée par des milliards de vivants et de morts, fourmillant de langues, de musiques et d’images, grosse de rêves et de fantasmes, mêlant la science et le mensonge. Si l’échange de messages point à point a toujours lieu, la majeure part de la communication sociale s’effectue désormais de manière stigmergique. Plongés dans l’espace numérique, nous communiquons par l’intermédiaire de la masse océanique de données qui nous rassemble. Chaque lien que nous créons, chaque étiquette ou hashtag apposée sur une information, chaque acte d’évaluation ou d’approbation, chaque « j’aime », chaque requête, chaque achat, chaque commentaire, chaque partage, toutes ces opérations modifient subtilement la mémoire commune, c’est-à-dire le magma inextricable des rapports entre les données. Notre comportement en ligne émet un flux continuel de messages et d’indices qui transforment la structure de la mémoire et contribuent à orienter l’attention et l’activité de nos contemporains. Nous déposons dans l’environnement virtuel des phéromones électroniques qui déterminent en boucle l’action des autres internautes et qui entraînent par-dessus le marché les neurones formels des intelligences artificielles (IA).
Le cerveau biologique abstrait le détail des expériences actuelles en schémas d’interactions, ou concepts, codés par des patterns de circuits neuronaux. De la même manière, les modèles neuronaux de l’IA condensent les données innombrables de la mémoire numérique. Ils virtualisent les données actuelles en patterns et en patterns de patterns. Conditionnés par leur entraînement, les algorithmes peuvent alors reconnaître et reproduire des données correspondant aux formes apprises. Mais parce qu’ils ont abstrait des structures plutôt que de tout enregistrer, les voici capables de conceptualiser correctement des formes (d’image, de textes, de musique, de code…) qu’ils n’ont jamais rencontrées et de produire une infinité d’arrangements symboliques nouveaux. C’est pourquoi l’on parle d’intelligence artificielle générative. La mémoire numérique est virtuelle parce qu’elle est détachée de son lieu d’émission et de réception, mise en commun, en attente de lecture, suspendue dans les “nuages” de l’Internet, logicielle. Mais cette mémoire apparaît désormais comme une masse de données actuelles que virtualisent des modèles neuronaux. Et les patterns cachés dans les myriades de couches et de connexions des cerveaux électroniques font retomber en pluie des actualisations inédites. Nous ne semons des données que pour récolter du sens.
Le calcul électronique qui simule le fonctionnement des neurones donne-t-il naissance à une conscience autonome ? Non, parce que les machines manipulent seulement la partie matérielle des symboles et que les images, les textes, les mélodies n’ont de signification que pour nous lorsqu’elles sont émises aux interfaces. Non, parce que l’expérience phénoménale est la contrepartie d’un organisme animal. Les humains sensibles et intelligents n’ont une âme que parce qu’ils habitent un corps vivant. De l’autre côté du miroir, les signifiants tourbillonnent à l’aveugle, les galets s’entrechoquent sur le grand abaque, une furie électronique insensée se déchaîne dans les centres de données. De ce côté du miroir, les écrans nous présentent le visage d’un autre qui parle, mais c’est une projection anthropomorphe. Une bibliothèque ne se souvient pas plus qu’un algorithme ne pense : les deux virtualisent des fonctions cognitives par externalisation, transformation, mise en commun et ré-internalisation. Les nouveaux cerveaux électroniques synthétisent et mettent à l’œuvre – virtualisent et réactualisent – l’énorme mémoire numérique par l’intermédiaire de laquelle nous nous souvenons, communiquons et pensons ensemble. Derrière “la machine” il faut entrevoir l’intelligence collective qu’elle réifie et mobilise.
La crainte du virtuel qui agitait les esprits lors de la première édition de “Qu’est-ce que le Virtuel?” en 1995 (alors qu’à peine un pour cent de la population mondiale était connectée à l’Internet et que le World Wide Web venait d’éclore), s’est transformée aujourd’hui en grande peur de l’intelligence artificielle. Ni fin de la civilisation, ni fin de l’humanité, il s’agit encore d’une nouvelle étape de l’évolution culturelle, de la poursuite d’une hominisation, d’une virtualisation que nous devons penser avec justesse si nous voulons l’orienter.