KUO CHENG LIAO-IA-CI

Image: Kuo Cheng Liao (found here).

Je voudrais répondre dans cette petite entrée de blog à quelques questions qui m’ont été posées par des amis Turcs (du site Çeviri Konusmalar) au sujet de l’intelligence artificielle et de l’autonomie des machines. Voir ici sur Twitter…

Un des rôles de la philosophie est de catégoriser l’expérience humaine de façon à réduire le plus possible l’illusion, ou si l’on préfère à trouver les concepts qui vont nous permettre de comprendre notre situation et de mieux guider notre action. Cela amène souvent les philosophes à contredire l’opinion courante. Aujourd’hui cette opinion est propagée par le journalisme et la fiction. Aussi bien les journalistes que les auteurs de roman ou de série TV présentent les robots ou l’intelligence artificielle comme capable d’autonomie et de conscience, que ce soit dès maintenant ou dans un futur proche. Cette représentation est à mon avis fausse, mais elle fonctionne très bien parce qu’elle joue…

  • ou bien sur la peur d’être éliminé ou asservi par des machines (sensationnalisme ou récit dystopique),
  • ou bien sur l’espoir que l’intelligence artificielle va nous aider magiquement à résoudre tous nos problèmes ou – pire – qu’elle représenterait une espèce plus avancée que l’homme (dans le cas de certaines publicités ou d’utopies naïves).

Dans les deux cas, espoir ou peur, le ressort principal est la passion, l’émotion, et non pas une compréhension exacte de ce que c’est que le traitement automatique de l’information et du rôle qu’il joue dans l’intelligence humaine.

Afin de recadrer cette question de l’autonomie des machines, je voudrais répondre ici le plus simplement possible à trois questions:

  1. Qu’est-ce que l’intelligence humaine?
  2. Qu’est-ce que l’informatique, ou les machines à traiter l’information?
  3. Est-ce que les machines peuvent devenir autonomes?

Qu’est-ce que c’est que l’Intelligence humaine?

D’abord il faut reconnaître que les humains sont des animaux et que les animaux ont déjà des capacité de mémoire, de représentation interne des situations, de résolution de problèmes, d’apprentissage, etc. Les animaux sont des êtres sensibles, qui ressentent attraction et répulsion, plaisir et douleur, voire empathie. Les plus plus intelligents d’entre eux ont la capacité de transmettre certaines connaissances acquises dans l’expérience à leur progéniture, d’utiliser des outils, etc. Ensuite, l’intelligence animale se manifeste de manière particulièrement frappante sur un plan collectif ou social et, pour ce qui nous intéresse, notamment chez les primates (les grands singes), dont nous faisons partie. Les primates ont des structures sociales avec des rôles sociaux fort différenciés et des stratégies collectives élaborées pour se défendre, se nourrir, contrôler leur territoire, etc. Nous partageons bien sûr toute cette intelligence animale. Mais nous avons en plus la manipulation symbolique.

Ce qui différencie l’intelligence humaine de l’intelligence animale c’est d’abord et avant tout l’usage du langage et des systèmes symboliques. Un système symbolique c’est un moyen de communication et de pensée dont les éléments – les symboles – ont deux aspects: un aspect sensible (visible, audible) et un aspect invisible, abstrait, la catégorie générale. Et le rapport entre le signifiant sensible – le son – et le signifié intelligible – le sens – est conventionnel, décidé par la société. Il n’y a aucune autre raison que la convention et l’usage pour que le concept de raison, par exemple, se représente par les deux syllabes et zon en français, et la preuve c’est que ça se dit autrement dans d’autres langues. Tous les animaux communiquent mais seuls les êtres humains parlent, posent des questions, reconnaissent leur ignorance, dialoguent et surtout racontent des histoires. L’usage du langage donne aux humains non pas la conscience (que les autres animaux ont déjà), mais la conscience réflexive. La capacité de réfléchir sur les concepts nous est donnée par la manipulation des symboles.

Avec cette capacité de manipulation symbolique et cette réflexivité viennent deux caractéristiques spéciales de l’humanité: les systèmes techniques et les institutions sociales, tous deux d’une grande complexité et en constante évolution historique.

Une énorme partie de l’intelligence humaine est réifiée dans l’environnement technique et vécue dans des institutions sociales (rituels, politique, droit, religion, morale, etc.). La partie individuelle de notre intelligence est marginale, mais essentielle, c’est elle qui nous permet d’innover, de progresser et d’améliorer notre condition.

Qu’est-ce que l’informatique, ou le traitement automatique de l’information?

L’intelligence artificielle est une expression de type « marketing » pour designer en fait la zone la plus avancée et toujours en mouvement des techniques de traitement de l’information.

Quand je dis que l’intelligence humaine a toujours été artificielle, je ne veux pas dire que les humains sont des robots ou des machines, je veux dire que les humains ont toujours utilisé des procédés techniques pour augmenter leur intelligence, qu’il s’agisse de l’intelligence personnelle ou collective. L’écriture nous a donné le moyen d’étendre notre mémoire individuelle et nos capacités critiques. Aujourd’hui l’Internet nous permet un accès rapide à une quantité d’information que nos ancêtres n’auraient jamais pu imaginer. Mais ce n’est pas seulement une question de mémoire, nous avons aussi des capacités de calcul, de simulation de systèmes complexes, d’analyse automatique des données, voire de raisonnement automatique qui amplifient les capacités cognitives “purement biologiques” des premiers homo sapiens. Nous avons le même cerveau que les hommes préhistoriques, avec la même capacité de manipuler les symboles et de raconter des histoires, mais nous avons en plus un énorme appareillage d’enregistrement, de communication et de traitement des symboles qu’ils n’avaient pas et qui se branche sur la partie purement biologique de notre intelligence.

L’informatique, le traitement automatique des données, avec sa pointe avancée et mouvante qu’on appelle l’intelligence artificielle, est apparue dans la seconde moitié du 20e siècle, mais elle poursuit un effort multi-séculaire d’augmentation cognitive qui a commencé avec l’écriture, s’est poursuivi avec le perfectionnement des systèmes de codage de la connaissance, la notation des nombres par position et le 0, l’imprimerie et les médias électriques…

La partie névralgique du nouvel appareillage de traitement automatique des symboles se trouve aujourd’hui dans d’énormes centres de calculs qu’on appelle le “cloud” et dont nos ordinateurs et smartphones ne sont que des terminaux. Mais dans ce réseau de machines, le traitement automatique des données se fait uniquement sur la forme sensible des symboles, sur le signifiant ramené à des zeros et des uns. Les ordinateurs n’ont pas accès au signifié, au sens.

Puisqu’on m’interroge sur le machine learning, oui, parmi toutes les techniques de calcul utilisées aujourd’hui par les ingénieurs en informatique, le machine learning, et le deep learning qui en est un cas particulier, sont en plein développement depuis une dizaine d’années. Mais il faut se garder d’attribuer à l’apprentissage automatique plus qu’il ne peut donner. Il s’agit essentiellement d’algorithmes de traitement statistique auxquels on soumet en entrée d’énormes masses de données et qui produisent en sortie des modèles de reconnaissance de formes ou d’action qui sont “appris” des données. Or non seulement l’apprentissage machine dépend des algorithmes qui sont programmés et continuellement débogués par des humains, mais en plus ses résultats en sortie dépendent des masses de données qui leur sont fournies en entrée. Or ce sont encore des humains qui choisissent les données, les filtrent, les classent, les catégorisent, les organisent, les interprètent, etc. Aussi bien les approches logiques que les approches statistiques de l’intelligence artificielle condensent dans des machines logicielles et matérielles des connaissances et des finalités humaines. Leur autonomie, si autonomie il y a, ne peut être que locale et momentanée. A moyen et long terme, les machines ne peuvent évoluer qu’avec nous et vice versa: nous ne pouvons évoluer qu’avec elles.

La question de l’autonomie des machines

Le traitement automatique des données prolonge l’ensemble du système technique contemporain et il baigne dedans. Il est totalement dépendant de la production d’énergie, de la distribution d’électricité, de la production des matériaux, etc. On ne peut absolument pas imaginer le système technique contemporain sans l’informatique mais pas non plus l’informatique sans toute cette infrastructure technique.

De la même manière, le système technique s’effondrerait rapidement si les humains disparaissaient. Notre environnement technique est conçu, construit, utilisé, entretenu, réparé, interprété par des humains: il n’a aucune autonomie d’aucune sorte.

la technique nous *apparaît* autonome parce que nous projetons sur elle les effets émergents des interactions sociales et des inerties socio-techniques que nous ne pouvons pas contrôler à l’échelle individuelle. Nous avons tendance à réifier les effets de nombreuses décisions et actions humaines agrégées dans les machines et à prêter aux machines une volonté propre. Mais c’est une illusion. Une illusion qui nous décharge de nos responsabilités personnelles et collectives: “c’est la faute de la machine”.

Qu’on utilise une interface pseudo-humaine ou des robots androïdes autant qu’on veut, mais c’est un artifice, un décor. Le robot ou la machine est toujours susceptible d’être éteint ou débranché, quant à son logiciel dans le cloud, il doit sans cesse être déboggué et de nouvelles versions doivent être téléchargées périodiquement. Pour moi, cette idée de la machine autonome relève du fétichisme : on donne une personnalité à un appareil qui n’est pas un être sensible et qui a été – encore une fois – conçu, fabriqué, marqueté, vendu, utilisé, réparé et qui va finalement être jeté à la poubelle au profit d’un nouveau modèle.

Nous avons des machines capables de traitement automatique des symboles. Et nous ne les avons que depuis moins d’un siècle. A l’échelle de l’évolution historique, trois ou quatre générations, ce n’est presque rien. A la fin du XXe siècle, 1% de la population humaine avait accès à l’Internet et le Machine Learning était confiné dans des laboratoires scientifiques. Aujourd’hui plus de 60% de la population est branchée et le machine learning s’applique à grande échelle aux données entreposées dans le cloud. Face à cette mutation si rapide, nous avons la responsabilité d’orienter, autant que possible, le développement technique, social et culturel. Plutôt que de s’égarer dans le fantasme de la machine qui prend le pouvoir, pour le meilleur ou pour le pire, Il me semble beaucoup plus intéressant d’utiliser les machines pour une augmentation de l’intelligence humaine, intelligence à la fois personnelle et collective. C’est plutôt dans cette direction qu’il faut travailler parce que c’est la seule qui soit utile et raisonnable. Et c’est d’ailleurs ce que font en silence les principaux industriels du secteur, même si la “singularité” attire plus l’attention des foules.

Si vous visez le divin, ou le dépassement, ne tentez pas de remplacer l’homme par une machine prétendument consciente et ne craignez pas non plus un tel remplacement, parce qu’il est impossible. Ce qui est peut-être possible, en revanche, est un état de la technique et de la civilisation dans lequel l’intelligence collective humaine pourra s’observer scientifiquement, déployer et cultiver sa complexité inepuisable dans le miroir numérique. Faire travailler les machines à l’emergence d’une intelligence collective réflexive, un pas apres l’autre…