Pour équilibrer le scepticisme de mon précédent blogpost, je voudrais célébrer ici une attitude d’audace existentielle illustrée notamment par Pascal, Kierkegaard et Nietzsche, qui eurent de nombreux émules au XXe siècle.

Entendons-nous d’abord sur les mots. Une proposition est vraie – de vérité logique – lorsqu’elle correspond au fait qu’elle décrit. La proposition « Le chat est sur le paillasson » est exacte si le chat est sur le paillasson. Les vérités logiques peuvent faire l’objet d’enquêtes empiriques, de démonstrations et de réfutations. En revanche, les vérités existentielles sont d’un autre ordre. Elles ne portent pas sur des états de choses objectifs mais sur des fins, des valeurs, des priorités ou des engagements personnels. On ne démontre pas une vérité existentielle, on en témoigne par l’authenticité de son adhésion. On ne saurait la prouver ou la réfuter mais seulement la vivre ou la déserter.
Le doute de Descartes était de méthode et n’intervenait qu’à l’origine de son raisonnement. Une fois la perplexité surmontée à la fondation de sa construction intellectuelle, il avance ensuite vers l’achèvement de son système en enchaînant des vérités sûres. Le véritable sceptique du XVIIe siècle fut le mathématicien, physicien et philosophe Pascal (1623-1662). Dans son livre posthume, les Pensées, Pascal doute effectivement de tout. L’Homme est un « roseau pensant » fragile et mortel, perdu dans un petit coin de l’univers entre les deux infinis de l’espace et du temps, toujours à la poursuite de distractions pour apaiser son mal-être. Ses connaissances sont locales et temporaires puisqu’il ne peut percevoir (avec l’aide imparfaite d’instruments scientifiques) que ce qui se rapproche de sa propre échelle spatio-temporelle. Les institutions et les rôles sociaux auxquels il adhère le plus souvent de manière naïve varient selon les lieux et les temps et n’ont donc rien de solide. Mais il faut pourtant bien vivre et agir. On ne peut en rester à un nihilisme destructeur où à un scepticisme cynique qui ne satisfont que les « demi-habiles ». Puisqu’il lui est impossible de s’établir sur une connaissance certaine, l’engagement existentiel ne résultera pas d’un constat ou d’une démonstration mais d’un pari. L’ordre du coeur diffère de l’ordre de la raison. Pascal presse les libertins qui mettent en question l’existence de Dieu de parier sur la foi catholique en respectant les formes extérieures de la religion : prière, messe, bonnes oeuvres, etc. S’il n’y a rien après la mort, ils n’ont pas perdu grand chose. Mais s’il existe un au-delà, ils ont gagné l’éternité. Le point essentiel du pari de Pascal n’est pas dans cette mise en balance d’un presque rien et d’un presque tout qui mène au choix facile du salut éternel. Il tient à ce que l’habitude de respecter les formes extérieures de la religion finit par générer une foi réelle et donne ainsi un sens à la vie au-delà des vérités démontrables. L’engagement existentiel génère l’existence de ce qui était en doute avant la décision.
Comme Pascal, Soren Kierkegaard (1813-1855) élabore une philosophie de la foi. Et comme Pascal son propos est à mille lieux de l’effort millénaire pour « concilier la foi et la raison », c’est-à-dire au fond pour accorder la tradition grecque (la science aristotélicienne) et la tradition sémitique (le texte révélé, Bible ou Coran). Le philosophe danois ne tente pas d’expliquer les passages de l’écriture qui posent problème à la philosophie rationnelle (comme ceux qui prêtent au divin des émotions ou des organes corporels), ni de distinguer entre les mystères indémontrables de la foi et les vérités religieuses qui s’accordent spontanément avec le raisonnement naturel. Ce type de travail a déjà été accompli par Philon (entre –20 et 45), Augustin d’Hippone (354-430), Al Farabi (900-950), Avicenne (Ibn Sina, 980-1037), Averroes (Ibn Roshd, 1126-1198), Maïmonide (1138-1204) et Thomas d’Aquin (1124-1274). Kierkegaard n’appartient pas plus que Pascal à l’univers des théosophes lettrés. Ses voisins à Copenhague sont allés à l’école, lisent les journaux, se réclament de la philosophie hégélienne sans trop la comprendre et se considèrent comme de bons chrétiens éclairés. Pourtant, notre philosophe est accablé par leur superficialité. Pour eux, la foi consiste en l’accomplissement de certains rites et en croyances qu’ils distinguent mal de vérités objectives. Ils ne soupçonnent pas l’abîme qu’un christianisme vécu creuse au coeur du sujet. Que vaut leur foi s’ils ne souffrent pas de l’écart entre une finitude irrémédiable et l’ouverture à la transcendance ? Descartes avait initié la philosophie moderne en jetant un doute radical sur les vérités objectives. Kierkegaard la relance en logeant maintenant le doute au coeur de la vérité existentielle. Rien ne peut prouver ni garantir le bien fondé de la foi, pas même la raison objective, la chaîne d’une tradition ou l’assentiment de nos semblables. Il s’agit d’une prise de responsabilité personnelle, d’un engagement de l’être, d’un courage qui assume la fragilité de ses choix. La foi de Kierkegaard n’aboutit pas au repos qu’offre la certitude, mais à l’éveil qui naît de l’inquiétude. Comme les mystiques du passé, il évoque l’existence humaine à partir de son intériorité et de son expérience singulière. Mais parce que c’est un philosophe moderne, il critique, examine, démasque et raille, il utilise toutes les ressources de la raison pour sonder sa propre authenticité et celle de ses semblables.
Nietzsche (1844-1900) généralise aux valeurs la réflexion de Kierkegaard sur la foi. Il dénonce l’hypocrisie des philosophes qui prétendent déduire logiquement leurs principes moraux. En réalité, ils savent où ils vont avant même de commencer leur enquête et se contentent de rationaliser habilement un choix préalable. Le plaisir, la douleur, les réactions émotionnelles primaires dépendent certes de la nature et elles favorisent probablement la reproduction de l’espèce. Mais le bien et le mal moraux sont des objets conventionnels produits par des choix historiques. Aucune religion, morale ou règle de vie n’est objectivement vraie : nous sommes dans le domaine existentiel. Dans sa réflexion sur la généalogie de la morale, Nietzsche montre que les valeurs adoptées par un groupe humain traduisent ses affects dominants. Par exemple, la valorisation de l’égalité et de la justice sociale habille la jalousie ou le ressentiment par rapport aux puissants, un goût secret de la vengeance. La liberté elle-même couvre une volonté de conquête et de domination, l’orgueil d’une noblesse qui se destine au pouvoir.
Les systèmes de valeurs – avec leurs pôles du noble et de l’ignoble, du bon et du mauvais – servent à augmenter la puissance des individus ou des groupes. Certains cas semblent contredire à cette règle. Par exemple, à première vue, la morale adoptée par des tribus de guerriers pillards semble mieux servir leur volonté de puissance que la règle de vie choisie par des communautés d’ascètes. Mais ces derniers maîtrisent mieux leurs émotions, mobilisent de vastes savoirs et disposent d’une longue mémoire. Si bien que, comparée à celles de barbares mal dégrossis, leur morale leur procure un plus grand pouvoir. Les valeurs orientent la croissance des cultures en idéalisant des stratégies de domination plus ou moins conscientes. Nietzsche prolonge les moralistes qui détectaient l’amour-propre sous les vertus apparentes. Mais il généralise ce dévoilement à l’échelle historique, avec les ressources d’érudition dont dispose un savant philologue en Allemagne à la fin du XIXe siècle : les religions ou les constructions philosophiques poursuivent chacune à leur manière quelque quête de puissance.
Par opposition aux schémas finalisés des religions révélées ou de la philosophie hégélienne, l’histoire se boucle en éternel retour. Nietzsche emprunte cette figure aux stoïciens et à la métaphysique indienne. Il n’existe ni fin des temps, ni jugement dernier, ni position de surplomb d’où juger les valeurs. Chaque coup de dès existentiel occupe à son tour le centre de tout, position d’où il pèse les autres à ses propres balances. La roue des actes tourne entre le temps et l’éternité. Le perspectivisme nietzschéen ne doit pas être interprété comme un relativisme confortable et moins encore comme un nihilisme. Car s’il demande à ses disciples de détruire les prétentions à la vérité absolue, Nietzsche les incite en même temps à assumer leur subjectivité et à affirmer leur puissance créatrice. Ses descendants spirituels sont appelés à forger courageusement leurs propres valeurs, à « philosopher à coups de marteau », c’est-à-dire à briser les idoles et à battre le métal de nouvelles subjectivités. Une telle tâche ne convient certes pas à des brutes maladroites et arrogantes, ni à des enfants gâtés, ignorants et moutonniers, mais à des surhommes au caractère bien trempé, longuement disciplinés, cultivés, récusant tout dogmatisme et à qui la fréquentation des cimes a donné la vision des lointains.