
“Tout est vide”… “Tout est illusion” …
Que veulent dire les bouddhistes lorsqu’ils parlent de vide ou de vacuité? Veulent-ils signifier que les choses – et nous avec – n’existent pas? Non, car la sagesse est une voie du milieu entre deux extrêmes dont l’un, le nihilisme, consiste précisément à affirmer purement et simplement l’inexistence (et l’impertinence) de nos objets d’expérience. Mais quel est l’autre extrême? L’enthousiasme, l’optimisme? Je dirais plutôt que c’est l’illusion de la solidité et de la certitude.
Commençons par examiner les illusions ontologiques. L’illusion existentielle imagine la permanence de ses objets. Or toutes choses ont un début et une fin. Rien ne dure et, surtout, rien ne dure identique. Les formes changent, les parties se remplacent. Comme dit Montaigne “Le monde n’est qu’une branloire pérenne. Toutes choses y branlent sans cesse : la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Egypte, et du branle public et du leur. La constance même n’est autre chose qu’un branle plus languissant.” (Les Essais, III, 2).
L’illusion substantielle suppose que les phénomènes se soutiennent d’eux-mêmes. Or les choses n’existent qu’en dépendance de leurs causes et de leurs conditions. Ce sont des noeuds ou des moments de systèmes complexes hors desquels elles se dissipent. Supprimez pour voir la mer aux poissons, l’air aux oiseaux et la société aux humains. Rien ne subsiste isolément, telle est la loi de l’interdépendance.
L’illusion essentielle voit des images sans cadres. Nous ne percevons le monde – et nous-mêmes – que dans les termes de langues, de classifications et de récits sans lesquels rien n’aurait de sens. Or nos concepts se définissent mutuellement et dépendent de notre culture, de notre époque et de notre histoire. Il existe mille autres façons de caractériser ou de modéliser notre expérience. L’essentialisme, comme on dit aujourd’hui, consiste à croire non seulement que nos concepts sont réels mais encore qu’il n’existe pas d’autre façon que la nôtre d’appliquer ces concepts aux individus de notre expérience.
L’illusion ontologique néglige l’impermanence des formes, l’interdépendance des objets et l’arbitraire des conceptualisations. Quant à l’illusion épistémologique – ou cognitive – elle oublie l’inconnu, l’inconscient et l’inconnaissable. Qui peut se vanter de tout connaître, d’avoir réuni l’ensemble des données et d’avoir envisagé les meilleures hypothèses ? La majeure part de nos processus cognitifs a lieu sans réflexion ni conscience. Nos circuits neuronaux et nos supports externes de mémoire conditionnent notre pensée dans notre dos. Même quand nous sommes bien heureux de ne pas céder aux réflexes ou à l’imitation, nos raisonnements restent grevés de biais émotionnels et de préjugés. Finalement, les concepts et les outils dont nous ignorons l’existence excèdent sans mesure ceux dont nous disposons. Nos certitudes? Un îlot croulant battu d’un océan de doutes.
Réaliser le vide revient à toucher du doigt les solidités hallucinées au sein desquelles nous vivons et que nous passons notre temps à fuir ou à poursuivre. La sagesse est une désillusion.
Cela signifie-t-il que nous ne devrions pas tenir compte de notre expérience, mépriser l’accumulation sociale du savoir et rejeter la compréhension commune des choses? Nullement, car il faut bien que nous vivions et que nous agissions. Et, précisément à cause de l’interdépendance universelle et de la propagation des effets, il importe que nos actions soient justes et mesurées. Ni un nihilisme cynique, ni une indifférence paresseuse, la sagesse invite à une reconnaissance de ce qui importe au-delà de la vacuité et met sa puissance dissolvante au service de la compassion.
Au niveau macroscopique
Tout est immergé dans le temps
et ses lois
qui sont
pour l’inanimé l’usure et le retour au pot commun
pour le vivant l’usure et le retour au pot commun … mais après avoir produit de la néguentropie.
…
au niveau de l’infini petit
peut-être n’y a-t-il qu’une seule particule responsable de tout existant
dont la densité de présence donne l’illusion que nous nommons et sommes
matière ?
Ceci dit je prends (entre autre*)
“La sagesse est une désillusion.” … une sorte de dé-confinement de l’esprit (sourire)²
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* Notamment l’exhortation finale “… au service de la compassion.”
Merci de ce partage
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