Je viens de terminer la lecture de l’Introduction à la philosophie de l’histoire, de Raymond Aron. Il s’agit de sa “thèse principale” soutenue en 1938 (10 jours après l’Anschluss). Le propos est dense, truffé de références à la philosophie et à la sociologie allemande de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Le livre est organisé en questions auxquelles répondent des thèses opposées dont l’auteur examine systématiquement les arguments avant de trancher à sa manière. Au centre de l’ouvrage: les rapports entre pratique historienne et philosophie pour des savants plongés dans des situations concrètes et qui entretiennent nécessairement des vues politiques, morales et métaphysiques particulières. Sont notamment abordées les notions de temps, de compréhension, de causalité et de scientificité de la discipline historique. L’ouvrage se clôt en interrogeant la validité de quelques grandes philosophies de l’histoire (spécialement l’idée de progrès et le marxisme) et le sens des concepts de liberté et d’engagement pour une humanité inéluctablement vouée à l’histoire. Les quelques mentions du racisme comme philosophie de l’histoire – que Raymond Aron n’endosse nullement – nous rappellent l’ambiance de l’époque où il écrivait. Le sous-titre de l’ouvrage “Essai sur les limites de l’objectivité historique” suggère le principal résultat atteint par Aron : il s’agit d’une leçon d’humilité intellectuelle et de scepticisme critique qui rappelle que le choix des sujets, les découpages conceptuels et les structures narratives de l’historien sont contingents. Malgré la mise en évidence des limites de la connaissance historique, notre auteur fait droit à la recherche de la vérité dans le respect des faits et de la cohérence logique ; il ne verse jamais dans le relativisme ou le nihilisme. 

Malgré la difficulté de lecture due au caractère compact de l’argumentation, le lecteur contemporain est frappé par l’absence de jargon. On est encore à l’époque de Bergson et d’Alain. Aron ne prétend pas créer de “nouveaux concepts” en forme de mots d’ordre, ni à “révolutionner” quoi que ce soit ou à proclamer “la fin” de ceci ou de cela. Il étudie minutieusement une multitude de théories dont aucune n’est bonne ou vraie absolument, mais dont chacune exprime une face de la réalité. Plusieurs approches apparemment contradictoires peuvent être valides en même temps, pourvu qu’on les aborde de manière dialectique, en ayant bien conscience que les points de vue surplombants et les totalisations résultent de choix qui ne seront jamais garantis par un savoir absolu, inaccessible à l’humain. Dogmatisme et fanatisme sont fermement condamnés ; positivisme scientiste et relativisme irresponsable sont renvoyés dos à dos. Aron défend un humanisme rationnel et un libéralisme modéré non exempts de tragique. Libres malgré les multiples conditionnements et déterminations qui nous définissent, il nous revient de choisir notre engagement dans l’histoire. Un ouvrage à méditer face à la montée des tensions et à l’inflammation des esprits dont nous sommes témoins aujourd’hui.

Bien que les deux camarades de classe à Normale Sup soient politiquement et philosophiquement opposés, Sartre et Aron ont été tous deux fascinés par les thèmes de la liberté et de l’engagement politique. Cohérent avec ses idées, l’auteur de l’Introduction à la philosophie de l’histoire et de L’Opium des Intellectuels s’engagea dans la France Libre pendant la Seconde Guerre mondiale et s’opposa au totalitarisme soviétique à l’époque de la Guerre Froide, à contre-courant de la majeure partie de l’intelligentsia française de l’époque.