Le but de ce texte est de présenter une vue générale des limites de l’IA contemporaine et de proposer une voie pour les dépasser. L’IA a accompli des progrès considérables depuis l’époque des Claude Shannon, Alan Turing et John von Neumann. Néanmoins, de nombreux obstacles se dressent encore sur la route indiquée par ces pionniers. Aujourd’hui, l’IA symbolique se spécialise dans la modélisation conceptuelle et le raisonnement automatique tandis que l’IA neuronale excelle dans la catégorisation automatique. Mais les difficultés rencontrées aussi bien par les approches symboliques que neuronales sont nombreuses. Une combinaison des deux branches de l’IA, bien que souhaitable, laisse encore non résolus les problèmes du cloisonnement des modèles et les difficultés d’accumulation et d’échange des connaissances. Or l’intelligence humaine naturelle résout ces problèmes par l’usage du langage. C’est pourquoi je propose que l’IA adopte un modèle calculable et univoque du langage humain, le Métalangage de l’Économie de l’Information (IEML pour Information Economy MetaLanguage), un code sémantique de mon invention. IEML a la puissance d’expression d’une langue naturelle, il possède la syntaxe d’un langage régulier, et sa sémantique est univoque et calculable parce qu’elle est une fonction de sa syntaxe. Une architecture neuro-sémantique basée sur IEML allierait les forces de l’IA neuronale et de l’IA symbolique classique tout en permettant l’intégration des connaissances grâce à un calcul interopérable de la sémantique. De nouvelles avenues s’ouvrent à l’intelligence artificielle, qui entre en synergie avec la démocratisation du contrôle des données et l’augmentation de l’intelligence collective.
Après avoir été posté sur ce blog, le texte a été publié par le Giornale Di Filosofia numéro 2. Lien vers –> le texte complet en PDF publié sur le site du Giornale di Filosofia. Ou bien lisez le texte ci-dessous 🙂.
Lorsque j’ai publié “L’intelligence Collective” en 1994, le WWW n’existait pas (on ne trouvera d’ailleurs pas le mot “web” dans le livre) et moins d’un pour cent de la population mondiale était connectée à l’Internet. A fortiori, les médias sociaux, les blogs, Google et Wikipedia restaient encore bien cachés dans le monde des possibles et seuls quelques rares visionnaires avaient entr’aperçu leurs contours à travers les brumes du futur. Ancêtres des médias sociaux, les “communautés virtuelles” ne rassemblaient que quelques dizaines de milliers de personnes sur la planète et le logiciel libre, déjà poussé par Richard Stallman au début des années 1980, n’allait décoller vraiment qu’à la fin des années 1990. A cette époque, néanmoins, mon diagnostic était déjà posé: (1) l’Internet allait devenir l’infrastructure principale de la communication humaine et (2) les ordinateurs en réseau allaient augmenter nos capacités cognitives, et tout particulièrement notre mémoire. L’irruption du numérique dans le cours de l’aventure humaine est aussi importante que l’invention de l’écriture ou celle de l’imprimerie. Je le pensais alors et tout le confirme aujourd’hui. On me dit souvent: “vous aviez prévu l’avènement de l’intelligence collective et regardez ce qui s’est passé!” Non, j’ai prévu – avec quelques autres – que l’humanité allait entrer en symbiose avec les algorithmes et les données. Etant donnée cette prédiction, dont on admettra qu’elle se vérifie, je posais la question: quel projet de civilisation devons nous adopter pour exploiter au mieux le médium algorithmique au profit du développement humain? Et ma réponse était : le nouveau médium nous permet, si nous le décidons, d’augmenter l’intelligence collective humaine… plutôt que de poursuivre la tendance lourde à la passivité devant des médias fascinants déjà amorcée avec la télévision et de rester polarisés par la poursuite de l’intelligence artificielle.
Art: Emma Kunz “Kaleïdoscopic Vision”
Un quart de siècle plus tard
Après avoir replacé mon “appel à l’intelligence collective” de 1994 dans son contexte, j’aborde maintenant les observations que m’inspirent les développements du dernier quart de siècle. En 2021 65% de l’humanité est connectée à l’Internet et à près de quatre-vingt-dix pour cent en Europe, en Amérique du Nord ainsi que dans la plupart des grandes métropoles. Dernièrement, la pandémie nous a forcés à utiliser massivement l’Internet pour travailler, apprendre, acheter, communiquer, etc. Les savants du monde entier partagent leurs bases de données. Nous consultons tous les jours Wikipedia, qui est l’exemple classique d’une entreprise d’intelligence collective philanthropique qui s’appuie sur le numérique. Les programmeurs partagent leurs codes sur GitHub et s’entraident sur Stack Overflow. Sans toujours en prendre clairement conscience, chacun devient auteur sur son blog, bibliothécaire lorsqu’il – ou elle – tague, étiquette ou catégorise des contenus, curateur en rassemblant des ressources, influenceur sur les médias sociaux et les plateformes d’achat en ligne, et même entraîneur d’intelligence artificielle à son corps défendant puisque nos moindres actes en ligne sont pris en compte par les machines apprenantes. Les jeux multi-joueurs distribués, le crowdsourcing, le journalisme de données et le journalisme citoyen font désormais partie de la vie quotidienne.
Les éthologues qui étudient les animaux sociaux définissent la communication stigmergique comme une coordination indirecte entre agents via un environnement commun. Par exemple, les fourmis communiquent principalement en laissant sur le sol des traînées de phéromones, et c’est ainsi qu’elles se signalent les chemins qui mènent vers la nourriture. Le surgissement d’une communication stigmergique globale par l’intermédiaire de la mémoire numérique est probablement le plus grand changement social des vingt-cinq dernières années. Nous aimons, nous postons, nous achetons, nous taguons, nous nous abonnons, nous visionnons, nous écoutons, nous lisons et ainsi de suite… Par chacun de ces actes nous transformons le contenu et le système de relations internes de la mémoire numérique, nous entraînons des algorithmes et nous modifions le paysage de données dans lequel évoluent les autres internautes. Cette nouvelle forme de communication par lecture-écriture distribuée dans une mémoire numérique collective représente une mutation anthropologique de grande ampleur qui est généralement peu ou mal perçue. Je reviendrai plus loin sur cette révolution en réfléchissant à la manière de s’en servir comme d’un point d’appui pour augmenter l’intelligence collective.
Mais il me faut d’abord parler d’une seconde transformation majeure, liée à la première, une mutation politique que je n’avais pas prévue en 1994: l’émergence de l’état plateforme. Je ne désigne pas par cette expression l’usage de plateformes numériques par les gouvernements mais le surgissement d’une nouvelle forme de pouvoir politique, qui succède à l’état-nation sans le supprimer. Le nouveau pouvoir est exercé par les propriétaires des principaux centres de données qui maîtrisent de fait la mémoire mondiale. On aura reconnu la fameuse oligarchie sino-américaine des Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, Baidu, Alibaba, Tencent et consorts. Non seulement ces entreprises sont les plus riches du monde, ayant dépassé depuis longtemps en capitalisation boursière les fleurons des vieilles industries, mais elles exercent en plus des pouvoirs régaliens classiques: investissement dans les cryptomonnaies échappant aux banques centrales ; contrôle et surveillance des marchés ; authentification des identités personnelles ; infiltration dans les systèmes d’éducation ; établissement des cartes géographiques et du cadastre ; quadrillage des cieux par des réseaux de satellites ; gestion de la santé publique (signalons les bracelets ou autres dispositifs portables, l’enregistrement des conversations chez les médecins et la mémoire épidémiologique dans les nuages). Mais surtout, les seigneurs des données se sont rendus maîtres de l’opinion publique et de la parole légitime : influence, surveillance, censure… Faites attention à ce que vous dites, car vous risquez d’être déplateformés! Enfin, le nouvel appareil politique est d’autant plus puissant qu’il s’appuie sur des ressorts psychologiques proches de l’addiction. Plus les utilisateurs deviennent dépendants du plaisir narcissique ou de l’excitation procurés par les médias sociaux et autres attracteurs d’attention, plus ils produisent de données et plus ils alimentent la richesse et le pouvoir de la nouvelle oligarchie.
Face à ces nouvelles formes d’asservissement, est-il possible de développer une stratégie émancipatrice adaptée à l’ère numérique? Oui, mais sans nourrir l’illusion que nous pourrions en finir une bonne fois pour toutes avec le côté obscur par quelque transformation radicale. Comme le dit Albert Camus à la fin de son essai de 1942 Le Mythe de Sisyphe ” La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux.” Augmenter l’intelligence collective est un travail toujours à reprendre et à approfondir. Maximiser simultanément la liberté créatrice et l’efficacité collaborative relève de la performance en contexte et ne dépend pas d’une solution technique ou politique définitive. Il reste que, lorsque les conditions culturelles et techniques que je vais maintenant évoquer seront remplies, la tâche sera plus facile et les efforts pourront converger.
La dialectique de l’homme et de la machine
La communication entre les êtres humains se fait de plus en plus par l’intermédiaire de machines au cours d’un processus distribué de lecture-écriture dans une mémoire numérique commune. Deux pôles interagissent ici: les machines et les humains. Les machines sont évidemment déterministes, que ce déterminisme soit logique (les algorithmes ordinaires, les règles de l’IA dite symbolique) ou statistique (l’apprentissage machine, l’IA neuronale). Les algorithmes d’apprentissage machine peuvent évoluer avec les flots de données qui les alimentent, mais cela ne les fait pas échapper au déterminisme pour autant. Quant aux humains, leur comportement n’est déterminé et prévisible qu’en partie. Ce sont des animaux sociaux conscients qui jouent à de multiples jeux, que traversent toutes les émotions, qui manifestent autonomie, imagination et créativité. La grande conversation humaine exprime une infinité de nuances au cours d’un processus d’interprétation en boucle fondamentalement ouvert. Bien entendu, ce sont les humains qui produisent et utilisent des machines, machines qui appartiennent donc pleinement au monde de la culture. Mais il reste que – d’un point de vue éthique, légal ou existentiel – les humains ne sont pas des machines déterministes logico-statistiques. D’un côté la liberté du sens, de l’autre la nécessité mécanique. Or force est de constater aujourd’hui que les humains gardent mémoire, interprètent et communiquent par l’intermédiaire de machines. Dans ces conditions, l’interface humain-machine ne se distingue plus qu’à peine de l’interface humain-humain. Cette nouvelle situation provoque une foule de problèmes dont les interprétations hors contexte, les traductions sans nuances, les classements grossiers et les difficultés de communication ne sont que les symptômes les plus visibles, alors que le mal profond réside dans un défaut d’autonomie, dans l’absence de contrôle sur le technocosme à l’échelle personnelle ou collective.
Réfléchissons maintenant à notre problème d’interface. Le meilleur médium de communication entre humains reste la langue, avec la panoplie de systèmes symboliques qui l’entourent, de la musique à l’expression corporelle en passant par l’image. C’est donc la langue, orale ou écrite, qui doit jouer le rôle principal dans l’interface humain-machine. Mais pas n’importe quelle langue: un idiome qui soit adéquat à la multitude des jeux sociaux, à la complexité des émotions, à la nuance expressive et à l’ouverture interprétative du côté humain. Pourtant, du côté machine, il faut que cette langue donne prise aux règles logiques, aux calculs arithmétiques et aux algorithmes statistiques. C’est pourquoi j’ai passé les vingt dernières années à concevoir une langue humaine qui soit aussi un langage machine : IEML. Le biface du noolithique se tourne d’un côté vers la générosité du sens et de l’autre vers la rigueur mathématique. Un tel outil nous donnera prise sur notre environnement technique (programmer et contrôler les machines) aussi facilement que nous communiquons avec nos semblables. En sens inverse, il synthétisera les flots de données qui nous concernent par des diagrammes explicatifs, des paragraphes compréhensibles, voire des messages multimedia empathiques. Bien plus, cette nouvelle couche techno-cognitive nous permettra de dépasser la communication stigmergique plus ou moins opaque que nous entretenons par l’intermediaire de la mémoire numérique commune pour atteindre une intelligence collective réflexive.
Vers une intelligence collective réflexive
Des images, des sons, des odeurs et des lieux balisent la mémoire humaine, comme celle des animaux. Mais c’est le langage qui unifie, ordonne et réinterprète à volonté notre mémoire symbolique. La chose est vraie non seulement à l’échelle individuelle mais aussi à l’échelle collective, par la transmission des récits et l’écriture. Grâce au langage, l’humanité a pu accéder à l’intelligence réflexive. Par analogie, je pense que nous n’accèderons à une intelligence collective réflexive qu’en adoptant une langue adéquate à l’organisation de la mémoire numérique.
Examinons les conditions nécessaires à l’avènement de cette nouvelle forme de réflexion critique à grande échelle. Puisque la cognition sociale doit pouvoir s’observer elle-même, nous devons modéliser des systèmes humains complexes et rendre ces modèles aisément navigables. À l’image des groupes humains en interaction, ces représentations numériques seront alimentées par des sources de données hétérogènes organisées par des logiques disparates. Nous devons d’autre part donner à lire des processus de pensée dynamiques, de type conversationnel, où les formes émergent, évoluent et s’hybrident, comme dans la réalité de nos écosystèmes d’idées. De plus, puisque nous voulons optimiser nos décisions et coordonner nos actions, il nous faut rendre compte de relations causales, éventuellement circulaires et entrelacées. Enfin, nos modèles doivent être comparables, interopérables et partageables, sans quoi les images qu’ils nous renverraient n’auraient aucune objectivité. Nous devons donc accomplir dans la dimension sémantique ce qui a déjà été mené à bien pour l’espace, le temps et diverses unités de mesure: établir un système de coordonnées universel et régulier qui favorise la modélisation formelle. Ce n’est que lorsque ces conditions seront remplies que la mémoire numérique pourra servir de miroir et de multiplicateur à l’intelligence collective humaine. La puissance d’enregistrement et de calcul de centres de données gigantesques rend désormais cet idéal atteignable et le système de coordonnées sémantique (IEML) est déjà disponible.
Dans le labyrinthe de la mémoire
Jusqu’à l’invention de l’imprimerie à caractères mobiles par Gutenberg, l’une des parties les plus importantes de la rhétorique était l’art de la mémoire. Il s’agissait d’une méthode mnémotechnique dite « des lieux et des images ». L’orateur en herbe devait s’entraîner à la représentation mentale d’un espace architectural – réel ou imaginaire – de grande envergure, comme par exemple un palais ou un temple, voire une place, où seraient disposés plusieurs bâtiments. Les idées à mémoriser devaient être représentés par des images placées dans les lieux de l’architecture palatiale. C’est ainsi que les fenêtres, niches, pièces et colonnades du palais (les « lieux ») étaient peuplés de personnages humains porteurs de caractères émotionnellement et visuellement frappants, afin d’être mieux retenus (les « images »). Les relations sémantiques entre les idées étaient d’autant mieux mémorisées et utilisées qu’elles étaient représentées par des relations locales entre images.
A partir du XVIe siècle en Occident, la crainte d’oublier cède le pas à l’angoisse d’être noyé dans la masse des informations imprimées. Aux arts de la mémoire adaptés aux époques de l’oral et du manuscrit, succède l’art d’organiser les bibliothèques. On découvre alors que la conservation de l’information ne suffit pas, il faut la classer et la placer (les deux choses vont de pair avant le numérique) de telle sorte que l’on trouve facilement ce que l’on cherche. Au plan du palais imaginaire succède la disposition des rayons et des étagères de la bibliothèque. La distinction des données (livres, journaux, cartes, archives de toutes sortes) et des métadonnées s’affirme au début du XVIIIe siècle. Le système de métadonnées d’une bibliothèque comporte essentiellement le catalogue des documents entreposés et les fiches cartonnées classées dans des tiroirs qui donnent, pour chaque item: son auteur, son titre, son éditeur, sa date de publication, son sujet, etc. Sans oublier la cote qui indique le lieu précis où le document est rangé. Ce dédoublement des données et des métadonnées a d’abord lieu bibliothèque par bibliothèque, chacune avec son propre système d’organisation et son vocabulaire local. Un nouveau degré dans l’abstraction et la généralisation est franchi au XIXe siècle avec l’avènement de systèmes de classification à vocation universelle, qui s’appliquent à un grand nombre de bibliothèques et dont le système “décimal” de Dewey est l’exemple le plus connu.
Avec la transformation numérique qui commence à la fin du XXe siècle, la distinction entre données et métadonnées n’a pas disparu, mais elle ne se déploie plus dans un espace physique à l’échelle humaine. Dans une base de données ordinaire, chaque champ correspond à une catégorie générale (le nom du champ est une sorte de métadonnée, comme par exemple “adresse”) tandis que la valeur du champ “8, rue du Petit Pont” correspond à une donnée. Sur les tableaux Excel, les colonnes correspondent en fait aux métadonnées et le contenu des cellules aux données. Dans une base de données dite relationnelle le système de métadonnées n’est autre que le schéma conceptuel qui préside à sa structuration. Chaque base de données possède évidemment son propre schéma, adapté aux besoins de son utilisateur. Les bases de données classiques ont d’ailleurs été conçues avant l’Internet, quand il était bien rare que les ordinateurs communiquent. Tout change avec l’adoption massive du Web à partir de la fin du XXe siècle. En un sens, le Web est une grande base de données virtuelle distribuée dont chaque item possède une adresse ou une “cote”: l’URL (Uniform Resource Locator), qui commence par http:// (Hypertext Transfer Protocol). Ici encore, les métadonnées sont intégrées aux données, par exemple sous la forme de tags. Le Web faisant potentiellement communiquer toutes les mémoires, le disparate des systèmes de métadonnées locaux ou des folksonomies improvisées (tels que les hashtags utilisés dans les médias sociaux) devient particulièrement criant.
Mais l’abstraction et le décollement des métadonnées expérimentés par les bibliothèques au XIXe siècle est réinventé dans le numérique. Une même modèle conceptuel peut être utilisé pour structurer des données différentes tout en favorisant la communication entre mémoires distinctes. Les modèles tels que schema.org, soutenu par Google, ou CIDOC-CRM, développé par les institutions de conservation des héritages culturels en sont de bons exemples. La notion de métadonnée sémantique, élaborée dans le milieu de l’intelligence artificielle symbolique des années 1970 est popularisée par le projet du Web Sémantique lancé par Tim Berners Lee dans la foulée du succès du Web. Ce n’est pas ici le lieu d’expliquer l’échec relatif de ce dernier projet. Contentons-nous de signaler que les contraintes rigides imposées par les formats standards du World Wide Web Consortium ont découragé ses utilisateurs potentiels. La notion d’ontologie cède aujourd’hui la place à celle de Graphe de Connaissance (Knowledge Graph) dans lequel on accède à des ressources numériques au moyen d’un modèle de données et d’un vocabulaire contrôlé. Dans cette dernière étape de l’évolution de la mémoire, les données ne sont plus contenues dans les schémas tabulaires fixes des bases de données relationnelles, mais dans les nouvelles bases de données de graphes, plus souples, plus faciles à faire évoluer, mieux à même de représenter des modèles complexes et autorisant plusieurs “vues” différentes. Un graphe de connaissance se prête au raisonnement automatique (IA symbolique classique), mais aussi à l’apprentissage automatique s’il est bien conçu et si les données sont en nombre suffisant.
Aujourd’hui encore, une grande partie de la mémoire numérique se trouve dans des bases relationnelles, sans distinction claire des données et des métadonnées, organisée selon des schémas rigides mutuellement incompatibles, mal optimisée pour les besoins de connaissance, de coordination ou d’aide à la décision de leurs utilisateurs. Réunies dans des entrepôts communs (datalakes, datawarehouses), ces données indexées ou cataloguées selon des systèmes de catégories disparates mènent parfois à des représentations ou des simulations incohérentes. La situation dans le monde encore minoritaire des knowledge graphs est certes plus brillante. Mais de nombreux problèmes demeurent : il est encore bien difficile de faire communiquer des langues, des domaines d’affaire ou des disciplines différentes. Si la visualisation de l’espace (projection sur des cartes), du temps (frises chronologiques) et des quantités est entrée dans les moeurs, la visualisation de structures qualitatives complexes (comme les actes de langage) reste un défi, et cela d’autant plus que ces structures qualitatives sont essentielles pour la compréhension causale des systèmes humains complexes.
Il nous faut produire encore un effort pour transformer la mémoire numérique en support d’une intelligence collective réflexive. Une intelligence collective autorisant tous les points de vue, mais bien coordonnée. Il suffit pour cela de reproduire à une hauteur supplémentaire le geste d’abstraction qui a mené à la naissance des métadonnées à la fin du XVIIIe siècle. Dédoublons donc les métadonnées en (a) modèles et (b) métalangage. Les modèles pourront être aussi nombreux et riches que l’on voudra, ils communiqueront – avec les langues naturelles, les humains et les machines – par l’intermédiaire d’un métalangage commun. Dans la bibliothèque de Babel, il est temps d’allumer la lumière.
La pandémie de coronavirus a et continuera à avoir des effets catastrophiques non seulement sur le plan de la santé physique et de la mortalité, mais aussi dans les domaines de la santé mentale et de l’économie, avec des conséquences sociales, politiques et culturelles difficilement calculables. D’ores et déjà on peut affirmer que l’ampleur de la souffrance et de la destruction approche de celle d’une guerre mondiale.
S’il en était encore besoin, nous progressons dans la prise de conscience de l’unité et de la continuité physique d’une population humaine planétaire partageant un environnement commun. L’espace public a basculé dans le virtuel et tout un chacun participe à la communication dans les médias sociaux. Les grandes plateformes du Web et les services en ligne ont enregistré une augmentation considérable de leur utilisation et les infrastructures de communication numérique sont à la limite de leur capacité. La médecine, l’éducation, le travail et le commerce à distance sont entrés dans les moeurs, laissant entrevoir une profonde évolution des habitudes et des compétences, mais aussi une possible limitation de la pollution et des émissions de carbone. L’Internet fait plus que jamais partie des services essentiels, voire des droits humains. Pour apporter des solutions à cette crise multiforme, de nouvelles formes d’intelligence collective court-circuitent les institutions officielles et les barrières nationales, notamment dans les domaines scientifique et sanitaire.
Parallèlement, les conflits d’interprétation, guerres de l’information et batailles de propagande s’intensifient. Les fausses nouvelles – elles aussi virales – fusent de tous côtés, ajoutant à la confusion et à la panique. La manipulation honteuse ou malveillante des données accompagne les disputes idéologiques, culturelles ou nationales au milieu d’une réorganisation géopolitique globale. Les échanges mondiaux et locaux se rééquilibrent au profit des derniers. Les pouvoirs politiques se renforcent à tous les échelons de gouvernement avec une fusion remarquable des services de renseignement, de la police et de la médecine instrumentées par les communications numériques et l’intelligence artificielle. Santé publique et sécurité nationale oblige, la géolocalisation universelle des individus par téléphone portable, bracelet ou anneau se profile à l’horizon. L’identification automatique par la reconnaissance faciale ou les battements du coeur fera le reste.
Pour équilibrer ces tendances, nous avons besoin d’une transparence accrue des pouvoirs scientifiques, politiques et économiques. L’analyse automatique des flux de données doit devenir une compétence essentielle enseignée à l’école parce qu’elle conditionne désormais la compréhension du monde. Les ressources d’apprentissage et d’analyse doivent être mises en commun et ouvertes à tous gratuitement. Une harmonisation internationale et trans-linguistique des systèmes de métadonnées sémantiques aiderait à traiter et comparer les données et supporterait des formes d’intelligence collective plus puissantes que celles que nous connaissons aujourd’hui.
Une couronne d’épine sur son crâne sanglant, l’humanité entre dans une ère nouvelle.
L’intelligence collective désigne l’augmentation des capacités cognitives des groupes humains grâce à une utilisation judicieuse des médias numériques. On vise ici la mémoire partagée, l’apprentissage collaboratif et la coordination des compétences en temps réel.
L’éthologie étudie l’intelligence collective des espèces sociales. Par exemple, les abeilles, les fourmis et les termites ont une division du travail poussée et communiquent de manière étroite. Même si les capacités cognitives d’une fourmi sont limitées, la fourmilière dans son ensemble manifeste une « intelligence émergente » qui lui permet d’apprendre et de résoudre des problèmes. Les grands singes ont un comportement social complexe et des modes de communication particulièrement développés.
L’intelligence collective humaine se situe dans la continuité de l’intelligence collective animale, mais elle est plus perfectionnée à cause du langage, des techniques et des institutions politiques, économiques, légales et autres qui nous caractérisent. La principale différence entre les intelligences collectives animale et humaine tient à la culture, c’est-à-dire à une capacité d’apprentissage accélérée de l’espèce, dont les savoir-faire s’accumulent et se transmettent d’une génération à l’autre au moyen de signes et d’outils plutôt que par la simple évolution biologique. Aucun individu ne serait « intelligent » s’il ne participait pas à la communication sociale et s’il n’héritait pas des connaissances créées par les générations précédentes.
L’évolution culturelle a déjà franchi plusieurs seuils d’intelligence collective. En effet, les inventions de l’écriture, de l’imprimerie et des médias électroniques (enregistrement musical, téléphone, radio, télévision) ont déjà augmenté de manière irréversible nos capacités de mémoire et de communication sociale. L’intelligence collective des groupes humains n’est pas à créer, elle existe déjà et elle a derrière elle une longue histoire. Le véritable enjeu du méta medium algorithmique est donc le franchissement d’un nouveau seuil d’augmentation de l’intelligence collective.
L’internet supporte de nouvelles formes d’intelligence collective pour trois grandes raisons. Premièrement, il permet une communication ubiquitaire indépendante des distances géographiques. La capacité d’émettre et de sélectionner l’information à volonté se trouve entre les mains de tous. Deuxièmement, l’internet enregistre et interconnecte progressivement la plus grande partie des connaissances produites par l’humanité, construisant ainsi une mémoire dynamique commune et participative. Troisièmement, les algorithmes traitent automatiquement l’information, ouvrant la voie à de nouvelles formes de traduction, d’analyse de données, de fouille et de filtrage collaboratif.
Une grande partie de l’intelligence collective à support numérique est implicite. Chaque fois que l’on fait une requête sur un moteur de recherche, que l’on envoie un message en ligne, que l’on crée un hyperlien, que l’on catégorise une information au moyen d’un hashtag, que l’on achète un produit en ligne ou que l’on « aime » une photo, on alimente des algorithmes qui transforment la structure de la mémoire collective et qui contribuent à orienter l’attention et l’activité des autres internautes.
Il existe aussi des formes explicites d’intelligence collective. Citons la programmation collaborative (logiciels libres, Github…), les nouvelles formes d’encyclopédie en ligne comme Wikipedia, qui rassemblent d’immenses communautés internationales de rédacteurs et d’éditeurs, les dispositifs d’apprentissage collaboratif en réseau (pédagogies innovantes, MOOCs…), les jeux en ligne massivement multi-joueurs ou les diverses applications de curation collaborative de contenu qui visent à filtrer et catégoriser les flux d’information dans une optique de gestion décentralisée des connaissances.
Au-delà de pratiques sociales largement répandues, l’intelligence collective est également un mot d’ordre programmatique. En informatique, c’est une ligne de recherche qui fait contrepoint à l’intelligence artificielle et qui a été initié par Douglas Engelbart, l’inventeur de la souris et des premières applications de travail collaboratif. Au lieu d’essayer de rendre les ordinateurs plus intelligents que les humains, on vise ici à rendre les humains plus intelligents ensemble au moyen des ordinateurs. Dans le domaine du management de l’économie de la connaissance, l’intelligence collective se présente comme un art de maximiser simultanément la liberté créatrice et l’efficacité collaborative. En politique, il s’agit de permettre au plus grand nombre de voix singulières de se faire entendre (par opposition à l’homogénéisation partisane), de favoriser la délibération en ligne et la création rapide de réseaux de mobilisation et d’entraide.
La notion d’intelligence collective donne lieu à quelques malentendus. On lui oppose la « stupidité collective » constatée sur les réseaux sociaux. Mais parler d’intelligence collective n’implique aucun jugement de valeur. On peut noter l’augmentation des capacités cognitives des groupes sans nécessairement approuver tout ce qui se dit sur Internet. Il ne s’agit pas non plus d’attribuer une conscience autonome aux collectivités. La conscience réflexive est personnelle alors que l’intelligence collective est un phénomène social émergeant. Enfin, l’augmentation technique des capacités cognitives des groupes ne dispense nullement d’un effort personnel d’apprentissage et de création originale. Un des grands défis de l’enseignement contemporain consiste à éduquer les étudiants à une utilisation responsable des nouveaux outils de communication. Apprendre à gérer son attention, faire une analyse critique des sources auxquelles on se branche, tenir compte de la culture de ses correspondants, identifier les différents récits et leurs contradictions : tout cela contribue aussi bien aux apprentissages individuels qu’à bonifier l’intelligence collective.
Pour plus de détails sur ma théorie de l’intelligence collective, aller là!
1 – JMDS: Le développement d’internet a pris plus de temps qu’on n’imagine, mais pour presque tout le monde internet c’est l’explosion du web pendant les années 1990. On peut dire d’une certaine façon que ça fait 30 ans qu’on est entré dans un nouvel imaginaire. Est-ce qu’il y a encore beaucoup de choses à venir ou le cycle a atteint son plafond?
PL: Internet s’est developpé de façon beaucoup plus rapide que n’importe quel autre système de communication. Il y avait moins de 1% de la population mondiale branchée au début des années 1990 et près de 45% une génération plus tard. On avance très vite vers 50% et plus…
Nous sommes seulement au début de la révolution du medium algorithmique. Au cours des générations suivantes nous allons assister à plusieurs grandes mutations. L’informatique ubiquitaire fondue dans le paysage et constamment accessible va se généraliser. L’accès à l’analyse de grandes masses de données (qui est aujourd’hui dans les mains des gouvernements et grandes entreprises) va se démocratiser. Nous aurons de plus en plus d’images de notre fonctionnement collectif en temps réel, etc. L’éducation va se recentrer sur la formation critique à la curation collective des données. La sphère publique va devenir internationale et va s’organiser par « nuages sémantiques » dans les réseaux sociaux. Les états vont passer de la forme « état-nation » à la forme « état en essaim » avec un territoire souverain et une strate déterritorialisée dans l’info-sphère ubiquitaire, les crypto-monnaies vont se répandre, etc.
2 –JMDS: On parte beaucoup d’internet des objets et de tout internet. Ce sont des vraies mutations ou juste des accélérations?
Internet peut être analysé en deux aspects conceptuellement distincts mais pratiquement interdépendants et inséparables. D’une part l’infosphère, les données, les algorithmes, qui sont immatériels et ubiquitaires : ce sont les « nuages ». D’autre part les capteurs, les gadgets, les smart-phones, les dispositifs portables de toutes sortes, les ordinateurs, les data centers, les robots, tout ce qui est inévitablement physique et localisé : les « objets ». Les nuages ne peuvent pas fonctionner sans les objets et vice versa: les objets ne peuvent pas fonctionner sans les nuages. L’Internet, c’est l’interaction constante du localisé et du délocalisé, des objets et des nuages. Tout cela est en quelque sorte logiquement déductible de l’automatisation de la manipulation symbolique au moyen de systèmes électroniques, mais nous allons de plus en plus en sentir les effets dans notre vie de tous les jours.
3 –JMDS: Avec internet les prédictions sont déchaînées. On continue à parle de l’avenir des journaux en papier et du livre. Il y a ceux qui disent que le papier va cohabiter avec des nouveaux supports et ceux qui disent que c’est juste une question de temps pour la fin de l’imprimé. Les arguments des uns et des autres sont sérieux? Par exemple, par rapport au papier, l’affectif et l’effet de nostalgie n’y compte pas trop? C’est une affaire de génération?
PL: Je crois que la fin de la presse papier est une affaire de temps. Pour la recherche, l’éducation, l’information, tout va passer au numérique. En revanche, j’imagine qu’il va toujours y avoir des lecteurs sur papier pour des romans ou des livres rares, un peu comme il y a toujours un petit marché pour le vinyl en musique. Personnellement, j’aime lire des livres sur papier et les nouvelles sur Internet (surtout par Twitter), mais ce ne sont pas mes préférences personnelles qui sont en jeu… l’électrification, voire l’algorithmisation, de la lecture et de l’écriture sont inévitables.
4 –JMDS: Après 30 ans de nouveautés comme les réseaux sociaux, quelle a été la grande transformation, le point principal de cette mutation?
PL:Depuis l’apparition du Web au milieu des années 1990, il n’y a pas eu de grande mutation technique, seulement une multitude de petits progrès. Sur un plan socio-politique, le grand basculement me semble le passage d’une sphère publique dominée par la presse, la radio et la télévision à une sphère publique dominée par les wikis, les blogs, les réseaux sociaux et les systèmes de curation de contenu où tout le monde peut s’exprimer. Cela signifie que le monopole intellectuel des journalistes, éditeurs, hommes politiques et professeurs est en train de s’éroder. Le nouvel équilibre n’a pas encore été trouvé mais l’ancien équilibre n’a plus cours.
5 –JMDS: Tu parles depuis beaucoup de temps d’intelligence collective et des collectifs intelligents. On voit cependant internet et ses réseaux sociaux utilisés pour le bien et pour le mal, par exemple, pour disséminer les idées radicales des extrémistes musulmans. Peut-on parler d’une « intelligence collective du mal » d’internet ou d’un outil de la bêtise universelle?
PL: Je parle d’intelligence collective pour signaler et encourager une augmentation des capacités cognitives en général, sans jugement de valeur : augmentation de la mémoire collective, des possibilités de coordination et de création de réseaux, des opportunités d’apprentissage collaboratif, de l’ouverture de l’accès à l’information, etc. Je pense que cet aspect est indéniable et que tous les acteurs intellectuels et sociaux responsables devraient se servir de ces nouvelles possibilités dans l’éducation, dans la gestion des connaissances dans les entreprises et les administrations, pour la délibération politique démocratique, etc. Il faut voir l’invention de Internet dans le prolongement de l’invention de l’écriture ou de l’imprimerie. Il s’agit d’une augmentation des capacités humaines de manipulation symbolique. Maintenant, le coeur de cette capacité c’est le langage, qui ne dépend d’aucune technique particulière et qui existe dès l’origine de l’espèce humaine. C’est grâce au langage qu’existent l’art, la culture, la religion, les valeurs, la complexité de nos institutions économiques, sociales, politiques… Mais qui dit langage dit aussi mensonge et manipulation. Qui dit valeurs dit bien ET mal, beau ET laid. Il est absurde d’imaginer qu’un instrument qui augmente les pouvoirs du langage en général ne laisserait subsister que le vrai, le bien et le beau. Vrai pour qui, bien pour qui ? Le vrai n’émerge que du dialogue ouvert des points de vue. Je dirais même plus, si l’on essayait de faire de l’Internet une machine à produire du vrai, du bien et du beau, on ne parviendrait qu’à un projet totalitaire, d’ailleurs voué à l’échec.
6 –JMDS: Dans les réseaux sociaux la violence verbale est énorme. On s’attaque, on s’insulte, on divise le monde entre droite et gauche, les bons et les mauvais, les miens et les tiens. Il y a déjà des journalistes qui ferment leurs blogs aux commentaires des lecteurs saturés de post racistes, des menaces et d’insultes. On est encore dans une étape d’apprentissage de l’utilisation des ces outils?
PL: Si quelqu’un m’insulte ou m’envoie des choses choquantes sur Twitter, je le bloque et c’est tout! On n’aura jamais une humanité parfaite. En revanche, l’utilisateur d’Internet n’est pas un mineur intellectuel, il possède un grand pouvoir mais aussi une grande responsabilité. Le problème, surtout pour les enseignants, consiste à éduquer les utilisateurs. Il faut apprendre à décider de ses priorités, à gérer son attention, à faire un choix judicieux et une analyse critique des sources auxquelles on se branche, prêter attention à la culture de ses correspondants, apprendre à identifier les récits et leurs contradictions, etc. C’est cela, la nouvelle « literacy digitale »: devenir responsable!
7 –JMDS: Une des questions les plus discutées à propos d’internet concerne les droits d’auteur et la gratuité. Les internautes ont tendance à exiger le tout gratuit. Mais l’information a un coût. Qui va payer? La publicité? Les journaux ferment leurs sites? Le temps de payer pour consommer sur internet est définitivement arrivé?
PL: Il n’est pas impossible de faire payer les utilisateurs pour de très bons services. Par ailleurs, oui, la publicité et surtout la vente des informations produites par les utilisateurs à des firmes de marketing constitue aujourd’hui la principale manière de « monétiser » les services en ligne. Le droit d’auteur est clairement en crise pour la musique et de plus en plus pour les films. Je voudrais souligner particulièrement le domaine de la recherche et de l’enseignement où les éditeurs apparaissent dorénavant comme le frein principal au partage de la connaissance. La rémunération de la création à l’âge du médium algorithmique est un problème complexe auquel je n’ai pas de réponse simple valable dans tous les cas…
8 –JMDS: Tu as parlé aussi de démocratie virtuelle. On peut dire aujourd’hui qu’on avance vers une nouvelle ère de démocratisation?
PL: Oui, dans la mesure où il est possible d’accéder à des sources d’information beaucoup plus diverses que dans le passé, dans la mesure aussi où tout le monde peut s’exprimer à destination d’un vaste public et enfin parce qu’il est beaucoup plus facile aux citoyens de se coordonner et de s’organiser à des fins de discussion, de délibération ou d’action. Cette « démocratie virtuelle » peut avoir un fondement local, comme dans certains projets de « villes intelligentes », mais il y a aussi une déterritorialisation ou une internationalisation de la sphère publique. Il est par exemple possible de suivre la vie politique de nombreux pays en direct ou de vivre au diapason de l’ensemble de la planète selon les points de vue ou les sujets qui nous intéressent. On ne peut pas non plus passer sous silence l’émergence de campagnes politiques utilisant toutes les techniques de l’analyse de données et du profilage marketing, ainsi que le monitoring – voire la manipulation – de l’opinion publique mondiale sur les réseaux sociaux par les agences de renseignements (de tous les pays).
9 –JMDS: Internet a déjà changé notre façon de penser, de lire et d’organiser notre construction du savoir?
PL: C’est indéniable. L’accessibilité immédiate des dictionnaires, des encyclopédies (dont Wikipedia), des livres en accès ouvert ou payant, de multiples vidéos éducatives a mis l’équivalent d’immenses bibliothèques et médiathèques à la portée de tous, partout. De plus, nous pouvons nous abonner à de nombreux sites web spécialisés et nous connecter à des réseaux de personnes interessées par les mêmes sujets afin de construire nos connaissances de manière collaborative. Le développement de nouveaux types de réseaux de collaboration dans la recherche ou d’apprentissage dans l’enseignement (les fameux MOOCs) en témoignent clairement.
10 –JMDS: Il y a une chanson au Brésil qui dit “malgré tout ce qu’on a fait et vécu nous sommes toujours les mêmes et vivons comme nos parents”. Sommes-nous toujours les mêmes ou bien l’Internet nous a changé et séparés de la vie de nos parents?
PL: Nous sommes toujours des êtres humains incarnés et mortels, heureux et malheureux. La condition humaine fondamentale ne change pas. Ce qui change c’est notre culture matérielle et intellectuelle. Notre puissance de communication s’est multipliée et distribuée dans l’ensemble de la société. La perception du monde qui nous entoure s’est aggrandie et précisée. Notre mémoire a augmenté. Nos capacités d’analyse de situations complexes à partir de flots de données vont bientôt transformer notre rapport à notre environnement biologique et social. Grâce à la quantité de données disponibles et à la croissance de notre puissance de calcul, nous allons probablement connaître au XXIe siècle une révolution des sciences humaines comparable à la révolution des sciences de la nature du XVIIe siècle. Nous sommes toujours les mêmes ET nous changeons.