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Ce post est la version française d’un entretien en portugais (Brésil) avec le prof.  Juremir Machado da Silva

 

1 – JMDS: Le développement d’internet a pris plus de temps qu’on n’imagine, mais pour presque tout le monde internet c’est l’explosion du web pendant les années 1990. On peut dire d’une certaine façon que ça fait 30 ans qu’on est entré dans un nouvel imaginaire. Est-ce qu’il y a encore beaucoup de choses à venir ou le cycle a atteint son plafond?

PL: Internet s’est developpé de façon beaucoup plus rapide que n’importe quel autre système de communication. Il y avait moins de 1% de la population mondiale branchée au début des années 1990 et près de 45% une génération plus tard. On avance très vite vers 50% et plus…
Nous sommes seulement au début de la révolution du medium algorithmique. Au cours des générations suivantes nous allons assister à plusieurs grandes mutations. L’informatique ubiquitaire fondue dans le paysage et constamment accessible va se généraliser. L’accès à l’analyse de grandes masses de données (qui est aujourd’hui dans les mains des gouvernements et grandes entreprises) va se démocratiser. Nous aurons de plus en plus d’images de notre fonctionnement collectif en temps réel, etc. L’éducation va se recentrer sur la formation critique à la curation collective des données. La sphère publique va devenir internationale et va s’organiser par « nuages sémantiques » dans les réseaux sociaux. Les états vont passer de la forme « état-nation » à la forme « état en essaim » avec un territoire souverain et une strate déterritorialisée dans l’info-sphère ubiquitaire, les crypto-monnaies vont se répandre, etc.

2 –JMDS: On parte beaucoup d’internet des objets et de tout internet. Ce sont des vraies mutations ou juste des accélérations?

Internet peut être analysé en deux aspects conceptuellement distincts mais pratiquement interdépendants et inséparables. D’une part l’infosphère, les données, les algorithmes, qui sont immatériels et ubiquitaires : ce sont les « nuages ». D’autre part les capteurs, les gadgets, les smart-phones, les dispositifs portables de toutes sortes, les ordinateurs, les data centers, les robots, tout ce qui est inévitablement physique et localisé : les « objets ». Les nuages ne peuvent pas fonctionner sans les objets et vice versa: les objets ne peuvent pas fonctionner sans les nuages. L’Internet, c’est l’interaction constante du localisé et du délocalisé, des objets et des nuages. Tout cela est en quelque sorte logiquement déductible de l’automatisation de la manipulation symbolique au moyen de systèmes électroniques, mais nous allons de plus en plus en sentir les effets dans notre vie de tous les jours.

3 –JMDS:  Avec internet les prédictions sont déchaînées. On continue à parle de l’avenir des journaux en papier et du livre. Il y a ceux qui disent que le papier va cohabiter avec des nouveaux supports et ceux qui disent que c’est juste une question de temps pour la fin de l’imprimé. Les arguments des uns et des autres sont sérieux? Par exemple, par rapport au papier, l’affectif et l’effet de nostalgie n’y compte pas trop? C’est une affaire de génération?

PL: Je crois que la fin de la presse papier est une affaire de temps. Pour la recherche, l’éducation, l’information, tout va passer au numérique. En revanche, j’imagine qu’il va toujours y avoir des lecteurs sur papier pour des romans ou des livres rares, un peu comme il y a toujours un petit marché pour le vinyl en musique. Personnellement, j’aime lire des livres sur papier et les nouvelles sur Internet (surtout par Twitter), mais ce ne sont pas mes préférences personnelles qui sont en jeu… l’électrification, voire l’algorithmisation, de la lecture et de l’écriture sont inévitables.

4 –JMDS:  Après 30 ans de nouveautés comme les réseaux sociaux, quelle a été la grande transformation, le point principal de cette mutation?

PL: Depuis l’apparition du Web au milieu des années 1990, il n’y a pas eu de grande mutation technique, seulement une multitude de petits progrès. Sur un plan socio-politique, le grand basculement me semble le passage d’une sphère publique dominée par la presse, la radio et la télévision à une sphère publique dominée par les wikis, les blogs, les réseaux sociaux et les systèmes de curation de contenu où tout le monde peut s’exprimer. Cela signifie que le monopole intellectuel des journalistes, éditeurs, hommes politiques et professeurs est en train de s’éroder. Le nouvel équilibre n’a pas encore été trouvé mais l’ancien équilibre n’a plus cours.

5 –JMDS: Tu parles depuis beaucoup de temps d’intelligence collective et des collectifs intelligents. On voit cependant internet et ses réseaux sociaux utilisés pour le bien et pour le mal, par exemple, pour disséminer les idées radicales des extrémistes musulmans. Peut-on parler d’une « intelligence collective du mal » d’internet ou d’un outil de la bêtise universelle?

PL: Je parle d’intelligence collective pour signaler et encourager une augmentation des capacités cognitives en général, sans jugement de valeur : augmentation de la mémoire collective, des possibilités de coordination et de création de réseaux, des opportunités d’apprentissage collaboratif, de l’ouverture de l’accès à l’information, etc. Je pense que cet aspect est indéniable et que tous les acteurs intellectuels et sociaux responsables devraient se servir de ces nouvelles possibilités dans l’éducation, dans la gestion des connaissances dans les entreprises et les administrations, pour la délibération politique démocratique, etc. Il faut voir l’invention de Internet dans le prolongement de l’invention de l’écriture ou de l’imprimerie. Il s’agit d’une augmentation des capacités humaines de manipulation symbolique. Maintenant, le coeur de cette capacité c’est le langage, qui ne dépend d’aucune technique particulière et qui existe dès l’origine de l’espèce humaine. C’est grâce au langage qu’existent l’art, la culture, la religion, les valeurs, la complexité de nos institutions économiques, sociales, politiques… Mais qui dit langage dit aussi mensonge et manipulation. Qui dit valeurs dit bien ET mal, beau ET laid. Il est absurde d’imaginer qu’un instrument qui augmente les pouvoirs du langage en général ne laisserait subsister que le vrai, le bien et le beau. Vrai pour qui, bien pour qui ? Le vrai n’émerge que du dialogue ouvert des points de vue. Je dirais même plus, si l’on essayait de faire de l’Internet une machine à produire du vrai, du bien et du beau, on ne parviendrait qu’à un projet totalitaire, d’ailleurs voué à l’échec.

6 –JMDS:  Dans les réseaux sociaux la violence verbale est énorme. On s’attaque, on s’insulte, on divise le monde entre droite et gauche, les bons et les mauvais, les miens et les tiens. Il y a déjà des journalistes qui ferment leurs blogs aux commentaires des lecteurs saturés de post racistes, des menaces et d’insultes. On est encore dans une étape d’apprentissage de l’utilisation des ces outils?

PL: Si quelqu’un m’insulte ou m’envoie des choses choquantes sur Twitter, je le bloque et c’est tout! On n’aura jamais une humanité parfaite. En revanche, l’utilisateur d’Internet n’est pas un mineur intellectuel, il possède un grand pouvoir mais aussi une grande responsabilité. Le problème, surtout pour les enseignants, consiste à éduquer les utilisateurs. Il faut apprendre à décider de ses priorités, à gérer son attention, à faire un choix judicieux et une analyse critique des sources auxquelles on se branche, prêter attention à la culture de ses correspondants, apprendre à identifier les récits et leurs contradictions, etc. C’est cela, la nouvelle « literacy digitale »: devenir responsable!

7 –JMDS:  Une des questions les plus discutées à propos d’internet concerne les droits d’auteur et la gratuité. Les internautes ont tendance à exiger le tout gratuit. Mais l’information a un coût. Qui va payer? La publicité? Les journaux ferment leurs sites? Le temps de payer pour consommer sur internet est définitivement arrivé?

PL: Il n’est pas impossible de faire payer les utilisateurs pour de très bons services. Par ailleurs, oui, la publicité et surtout la vente des informations produites par les utilisateurs à des firmes de marketing constitue aujourd’hui la principale manière de « monétiser » les services en ligne. Le droit d’auteur est clairement en crise pour la musique et de plus en plus pour les films. Je voudrais souligner particulièrement le domaine de la recherche et de l’enseignement où les éditeurs apparaissent dorénavant comme le frein principal au partage de la connaissance. La rémunération de la création à l’âge du médium algorithmique est un problème complexe auquel je n’ai pas de réponse simple valable dans tous les cas…

8 –JMDS:  Tu as parlé aussi de démocratie virtuelle. On peut dire aujourd’hui qu’on avance vers une nouvelle ère de démocratisation?

PL: Oui, dans la mesure où il est possible d’accéder à des sources d’information beaucoup plus diverses que dans le passé, dans la mesure aussi où tout le monde peut s’exprimer à destination d’un vaste public et enfin parce qu’il est beaucoup plus facile aux citoyens de se coordonner et de s’organiser à des fins de discussion, de délibération ou d’action. Cette « démocratie virtuelle » peut avoir un fondement local, comme dans certains projets de « villes intelligentes », mais il y a aussi une déterritorialisation ou une internationalisation de la sphère publique. Il est par exemple possible de suivre la vie politique de nombreux pays en direct ou de vivre au diapason de l’ensemble de la planète selon les points de vue ou les sujets qui nous intéressent. On ne peut pas non plus passer sous silence l’émergence de campagnes politiques utilisant toutes les techniques de l’analyse de données et du profilage marketing, ainsi que le monitoring – voire la manipulation – de l’opinion publique mondiale sur les réseaux sociaux par les agences de renseignements (de tous les pays).

9 –JMDS:  Internet a déjà changé notre façon de penser, de lire et d’organiser notre construction du savoir?

PL: C’est indéniable. L’accessibilité immédiate des dictionnaires, des encyclopédies (dont Wikipedia), des livres en accès ouvert ou payant, de multiples vidéos éducatives a mis l’équivalent d’immenses bibliothèques et médiathèques à la portée de tous, partout. De plus, nous pouvons nous abonner à de nombreux sites web spécialisés et nous connecter à des réseaux de personnes interessées par les mêmes sujets afin de construire nos connaissances de manière collaborative. Le développement de nouveaux types de réseaux de collaboration dans la recherche ou d’apprentissage dans l’enseignement (les fameux MOOCs) en témoignent clairement.

10 –JMDS:  Il y a une chanson au Brésil qui dit “malgré tout ce qu’on a fait et vécu nous sommes toujours les mêmes et vivons comme nos parents”. Sommes-nous toujours les mêmes ou bien l’Internet nous a changé et séparés de la vie de nos parents?

PL: Nous sommes toujours des êtres humains incarnés et mortels, heureux et malheureux. La condition humaine fondamentale ne change pas. Ce qui change c’est notre culture matérielle et intellectuelle. Notre puissance de communication s’est multipliée et distribuée dans l’ensemble de la société. La perception du monde qui nous entoure s’est aggrandie et précisée. Notre mémoire a augmenté. Nos capacités d’analyse de situations complexes à partir de flots de données vont bientôt transformer notre rapport à notre environnement biologique et social. Grâce à la quantité de données disponibles et à la croissance de notre puissance de calcul, nous allons probablement connaître au XXIe siècle une révolution des sciences humaines comparable à la révolution des sciences de la nature du XVIIe siècle. Nous sommes toujours les mêmes ET nous changeons.

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Pour commencer, le lien vers un podcast (France Culture):

Le jour va bientôt se lever pour une civilisation qui se concevra elle-même comme un sujet cognitif à l’échelle planétaire. L’intelligence vivante (et non pas l’intelligence artificielle!) d’une grande civilisation numérique nous attend dans un avenir qui n’est pas si lointain, avec les communautés qui l’animent et les individus qui la portent.

La société de l’ère numérique est datacentrique : les collectivités humaines se réunissent pour produire, échanger, amasser, transformer et exploiter des données. Son médium est algorithmique : c’est par le moyen de programmes informatiques que nous manipulons les données. Nous entrevoyons déjà une économie de l’information irriguée par l’interconnexion universelle et le traitement ubiquitaire d’énormes flots de données. L’activité humaine tournoie dans une boucle qui va du travail intellectuel à un capital d’algorithmes et de données et de ce capital numérique à l’augmentation du travail intellectuel. En somme, les objets de cette nouvelle civilisation sont les données numérisées, ses outils sont les algorithmes et ses activités créent de la connaissance réflexive.

Mais nous ne savons pas encore où tout cela nous mène, vers quelles formes culturelles nous entraîne le cours accéléré de l’évolution. Le changement n’est pas achevé et il offre encore de nombreuses possibilités d’inflexions et d’initiatives créatives. En inventant (voir une courte vidéo explicative) IEML, j’ai voulu intervenir sur la transformation en cours sans contrarier sa direction mais pour l’orienter plus clairement vers une augmentation de la connaissance réflexive. IEML (le lien est vers la grammaire, free) représente certes un système de codage sémantique efficace, une technologie symbolique, mais c’est avant tout le support d’un projet de civilisation.

Pour saisir la nature de ce projet, il faut l’imaginer déjà réalisé (et il l’est en partie, puisque les principaux problèmes scientifiques sont résolus: voir la Grammaire d’IEML). Représentons-nous les prochaines générations pourvues d’un sens supplémentaire qui élargira leur expérience en leur donnant un accès direct au monde des idées. Dans la culture numérique du futur, tout le monde saura et verra « de ses propres yeux » qu’un groupe humain vit en symbiose avec l’écosystème d’idées qu’il nourrit, qui le représente et qui le nourrit en retour. Certes, certains d’entre nous savent déjà aujourd’hui, de manière intuitive, que les collectivités humaines ont toujours vécu en interaction avec des écosystèmes d’idées (puisque l’existence humaine suppose la culture) mais, dans l’avenir, cette interdépendance sera beaucoup plus tangible qu’aujourd’hui parce que les écosystèmes d’idées seront observables, mesurables et explorables sur un mode sensorimoteur selon des mesures et des normes communes. La vie des idées aura acquis une objectivité scientifique et une évidence sensible qu’elle n’a pas encore aujourd’hui. C’est pourquoi nous devons concevoir une civilisation mondiale dans laquelle chaque communauté humaine (famille, école, réseau, équipe de travail, association, entreprise, ville, parti, nation, etc.) possèdera une représentation interactive de son intelligence collective : l’écosystème d’idées qu’elle génère et dont elle s’alimente. Cet écosystème se présentera comme un hologramme dynamique explorable – en réalité virtuelle ou augmentée – que l’on pourra décomposer, analyser ou fusionner à volonté avec ceux d’autres communautés ou d’autres individus.

Les idées émergent de la communication, c’est pourquoi j’ai commencé par évoquer le rapport symbiotique entre les communautés humaines et les écosystèmes d’idées. Mais dans la civilisation numérique du futur, ce ne sont pas seulement les groupes humains qui se réfléchiront dans des écosystèmes d’idées : chaque personne, chaque oeuvre de l’esprit, chaque concept, chaque objet, chaque lieu, chaque événement sera doublé d’un hologramme dynamique figurant l’écosystème d’idées qui le concerne. Nous pouvons aujourd’hui connaître immédiatement notre propre position géographique et accéder automatiquement à la géolocalisation de n’importe quel objet ainsi qu’à la manière d’y accéder à pied ou par un quelconque moyen de transport. De la même façon, nous pourrons dans le futur nous situer dans le monde des idées, y localiser n’importe quelle personne, objet ou ensemble de données et explorer ses voisinages sémantiques. Bien plus, le monde des idées et le monde matériel nous apparaîtront en rapport d’enveloppement réciproque. Alors que, dans le monde matériel, les choses et les gens seront nimbés d’une aura sémantique (via lunettes ou tablettes), dans le monde des idées, chaque concept sera environné de la constellation de personnes, d’objets et de données qui s’y rapportent.

Les écosystèmes d’idées seront produits et explorés de manière collaborative dans un espace public – un réseau social – ouvert et universel : (lien vers le livre, free) la SPHÈRE SÉMANTIQUE. Les navigateurs de la Sphère sémantique s’associeront en une multitude de jeux sémantiques dont chacun obéira à des règles particulières de catégorisation et d’évaluation des données. Le nouvel espace public abritera notamment des jeux d’apprentissage conçus pour augmenter simultanément la gestion personnelle et la gestion sociale des connaissances. Quant aux idées de la Sphère sémantique, ce seront tout simplement les « status updates » de ses utilisateurs. Mais alors que dans les médias sociaux contemporains on se sert de hashtags en langues naturelles, dans la Sphère sémantique on utilisera IEML pour catégoriser les données. Outre les dates, les identités des joueurs et celles des jeux, les idées se composeront principalement d’un concept (un texte en IEML, lisible dans toutes les langues), d’un crédit (positif, négatif ou neutre) et d’un ensemble de données (c’est-à-dire en fait d’un hyperlien menant aux données). A partir d’un ensemble d’idées, la Sphère sémantique génèrera automatiquement un écosystème dynamique et interactif, avec son univers de discours, ses relations et distances sémantiques internes et externes, ses concentrations et circulations de crédits, sa transformation dans le temps, sa distribution dans l’espace et, bien entendu, ses données multimédia. Vu le caractère océanique des flux de données, il est clair que certains jeux autoriseront des méthodes de catégorisation et d’évaluation automatique. La seule obligation sera de déclarer ces méthodes. Les données publiques seront ainsi intégrées au monde des idées : une bibliothèque mondiale multimédia émergeant de l’intelligence collective, acceptant les choix de catégorisation et d’évaluation de tous les joueurs et de tous leurs jeux, partout présente, surgissant sur demande et mise à jour en temps réel.

Je répète que les utilisateurs pourront sélectionner les ensembles d’idées à volonté, en fonction de leurs dates, de leurs auteurs, de leurs données, de leurs concepts, de leurs jeux et ainsi de suite. Les différents points de vue sur un sujet pourront être séparés ou rassemblés à volonté, sur un mode perspectiviste. C’est ainsi que la Sphère sémantique permettra à ses utilisateurs de multiplier leurs possibilités d’interprétation de la mémoire commune. Mais malgré ces options de sélection et de personalisation, tous les écosystèmes d’idées resteront compatibles et interopérables.

Pour maîtriser le nouvel environnement de communication et de pensée, les enfants apprendront à l’école comment créer, échanger et explorer les idées et leurs écosystèmes. Ils apprendront du même coup à manier IEML, une écriture comprise à la fois par les ordinateurs et les humains, qui programme des circuits sémantiques et qui se traduit automatiquement dans toutes les langues. L’extraction automatique d’informations pertinentes à partir des données ne sera plus réservé à une élite politique, technologique et financière : un nouveau médium social et une nouvelle vague de littératie auront distribué ce pouvoir cognitif entre les mains de tous.