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Article publié le 5 janvier 2024 dans le « Nouvel Obs »

Lien : https://www.nouvelobs.com/bibliobs/20240105.OBS82896/eloge-d-un-pionnier-de-l-intelligence-artificielle.html

Auteur: Arnaud Sagnard

Parmi les précurseurs de l’intelligence artificielle, il y a incontestablement Pierre Lévy. Le philosophe a pensé dès 1987 la révolution à venir dans son essai « la Machine univers » et travaille désormais à un métalangage qui permettrait aux humains de se servir de l’IA, et non l’inverse.

Au risque d’user un peu plus la célèbre formule de Jacques Derrida employée jadis au sujet du communisme, un spectre hante non pas l’Europe mais le monde intellectuel. Depuis quelques mois, tel un monolithe noir apparu soudainement aux quatre coins de l’univers, deux voyelles sont sur toutes les lèvres et dans toutes les consciences. Ce I et ce A ne cessent en effet de se manifester avec, pour dernière occurrence, l’annonce que la plateforme Amazon limite désormais à trois par jour la publication de livres produits au moyen d’intelligences artificielles sur son outil Kindle Direct Publishing. Afin, nous fait-elle savoir, de ne pas être totalement submergée par la production de livres sans auteur, générés automatiquement, donc.

On ne reviendra pas sur le fait qu’il ne s’agit ni d’intelligence ni même d’artifice, nous préférons saluer ici une œuvre totalement humaine, ancienne et malheureusement en grande partie oubliée bien qu’elle constitue aujourd’hui un outil indispensable pour comprendre le monde dans lequel nous venons d’entrer. En 1987, un chercheur en sciences de l’information et de la communication nommé Pierre Lévy publiait un essai de philosophie au titre prémonitoire « la Machine univers »(La Découverte), allusion à l’ordinateur alors en train de s’installer dans les foyers des Français et à un vieux rêve de l’humanité : calculer la totalité du monde.

Pierre Lévy en 2023

Lire cet ouvrage aujourd’hui provoque un électrochoc car tout y est : la prise de pouvoir actuelle du calcul sur le langage au cours de laquelle « le réel est ici pratiquement appréhendé comme un modèle parmi une prolifération de modèles possibles », « la mathématisation des phénomènes » entraînant la création de « micromondes numériques » et de « systèmes experts », totem actuel des promoteurs de l’IA, prémices d’un « univers omnicalculant » capable de « goûter les capacités sensibles de l’homme ». Il y est question de Wittgenstein, d’Aristote et de Turing et cela reste parfaitement compréhensible pour les personnes qui, comme moi, ont mis un certain temps à comprendre le principe du copier-coller.

On peut également y lire des phrases sublimes comme « l’éternité d’un singe dactylographe produira peut-être les œuvres complètes de Shakespeare » ou « il reste que le virtuel disloque partout la banquise des possibles ». Bien sûr, on sent l’auteur fasciné par le phénomène à venir : la naissance d’un « logos anonyme, une même et intarissable voix derrière les masques de l’histoire, un souffle au gré de qui se lèvent ou vont mourir des armées de mots, d’hommes et de dieux », vent sombre qui, maintenant qu’il nous frôle, plonge une partie des lecteurs dont je suis dans la peur ou l’expectative.

Trois décennies plus tard, il reste à savoir à quoi cet auteur, ancien élève de Michel Serres et de Cornelius Castoriadis, occupe désormais ses journées. Ayant pris le sujet de l’intelligence artificielle à bras-le-corps, il construit depuis 2006 un métalangage baptisé IEML, pour Information Economy Meta Language, afin que l’intelligence collective humaine, c’est-à-dire vous et moi, puisse se nourrir de la puissance de calcul des IA et non l’inverse. Eu égard à notre capacité réduite de compréhension de certains enjeux tels que la création d’un « protocole sémantique », nous préférons lui laisser la parole dans cette vidéo à partir de 20 minutes.

Lire la vidéo, (ça commence à la vingtième minute) : https://www.youtube.com/watch?v=dTMU-j8nYio&t=7s

Et nous accrocher à ces mots de Pierre Lévy, écrits en 1990 : alors que « l’utopie technicienne rêve d’un monde synchrone, sans délais, sans frictions ni perte » mû par le calcul, nous préférons jurer fidélité à la langue « toile infiniment compliquée où se propagent, se divisent et se perdent les fulgurations lumineuses du sens ».

Cette entrée de blog propose le texte de ma conférence d’ouverture du Forum “Montréal Connecte” d’octobre 2023 consacré à l’intelligence collective à support numérique. Pour ceux qui préfèrent la vidéo, elle est là (ça commence à la vingtième minute) : https://www.youtube.com/watch?v=dTMU-j8nYio&t=7s

INTRODUCTION

Il y a maintenant presque 30 ans j’ai publié un livre consacré à l’intelligence collective à support numérique qui était, modestie à part, le premier à traiter ce sujet. Dans cet ouvrage, je prévoyais que l’Internet allait devenir le principal medium de communication, que cela provoquerait un changement de civilisation, et je disais que le meilleur usage que nous pouvions faire des technologies numériques était d’augmenter l’intelligence collective (et j’ajoute : une intelligence collective émergente, de type “bottom up”).

Le public de ma conférence d’ouverture à “Montreal Connecte” le 10 octobre 2023

A cette époque moins de 1% de l’humanité était branchée sur l’Internet alors que nous avons aujourd’hui – en 2023 – dépassé les deux tiers de la population mondiale connectée. Le changement de civilisation semble assez évident, bien qu’il faille attendre normalement plusieurs générations pour confirmer ce type de mutation, sans oublier que nous ne sommes qu’au commencement de la révolution numérique. Quant à l’augmentation de l’intelligence collective, de nombreux pas ont été franchis pour mettre les connaissances à la portée de tous (Wikipédia, le logiciel libre, les bibliothèques et les musées numérisés, les articles scientifiques en accès libre, certains aspects des médias sociaux, etc.). Mais beaucoup reste à faire. Utiliser l’intelligence artificielle pour augmenter l’intelligence collective semble une voie prometteuse, mais comment avancer dans cette direction ? Pour répondre à cette question de manière rigoureuse, je vais devoir définir préalablement quelques concepts.

QU’EST-CE QUE L’INTELLIGENCE?

Avant même de traiter la relation entre l’intelligence collective humaine et l’intelligence artificielle, essayons de définir en quelques mots l’intelligence en général et l’intelligence humaine en particulier. On dit souvent que l’intelligence est la capacité de résoudre des problèmes. A quoi je réponds: oui, mais c’est aussi et surtout la capacité de concevoir ou de construire des problèmes. Or si l’on a un problème c’est que l’on essaye d’obtenir un certain résultat et que l’on est confronté à une difficulté ou à un obstacle. Autrement dit, il y a un soi, un même, qu’on appellera l’« Un », qui est pourvu d’une logique interne, qui doit se maintenir dans certaines limites homéostatiques, qui a des finalités immanentes comme la reproduction, l’alimentation ou le développement et il y a un « Autre », une extériorité, qui obéit à une logique différente, qui se confond avec l’environnement ou qui appartient à l’environnement de l’Un et avec qui l’Un doit transiger. L’entité intelligente doit avoir une certaine autonomie, sinon elle ne serait pas intelligente du tout, mais cette autonomie n’est pas une autarcie ou une indépendance absolue car, dans ce cas, elle n’aurait aucun problème à résoudre et n’aurait pas besoin d’être intelligente.

Figure 1

Le rapport entre l’Un et l’Autre peut se ramener à une communication ou une interaction entre des entités qui sont régies par des manières d’être, des codes, des finalités hétérogènes et qui imposent donc un processus incertain et perfectible de codage et de décodage, processus qui engendre forcément des pertes, des créations et qui est soumis à toutes sortes de bruits et de parasitages.

L’entité intelligente n’est pas forcément un individu, ce peut être une société ou un écosystème. D’ailleurs, à l’analyse, on trouvera souvent à sa place un écosystème de molécules, de cellules, de neurones, de modules cognitifs, et ainsi de suite.  Quant au rapport entre l’Un et l’Autre, il constitue la maille élémentaire d’un réseau écosystémique quelconque. L’intelligence est le fait d’un écosystème en relation avec d’autres écosystèmes, elle est collective par nature. En somme le problème revient à optimiser la communication avec un Autre hétérogène en fonction des finalités de l’Un et la solution n’est autre que l’histoire effective de leurs relations.

LES  COUCHES DE COMPLEXITÉ DE L’INTELLIGENCE

Nous nous interrogeons principalement sur l’intelligence humaine augmentée par le numérique. N’oublions pas, cependant que notre intelligence repose sur des couches de complexité bien antérieures à l’apparition de l’espèce Homo sur la Terre. Les couches de complexité organique et animale sont toujours actives et indispensables à notre propre intelligence puisque nous sommes des êtres vivants pourvus d’un organisme et des animaux pourvus d’un système nerveux. C’est d’ailleurs pourquoi l’intelligence humaine est toujours incarnée et située.

Figure 2

Avec les organismes, viennent les propriétés bien connues d’autoreproduction, d’auto-référence et d’auto-réparation qui s’appuient sur une communication moléculaire et sans doute aussi des formes de communication électromagnétique complexe. Je ne développerai pas ici le thème de l’intelligence organique. Qu’il suffise de signaler que certains chercheurs en biologie et en écologie parlent désormais d’une “cognition végétale”.

Le développement du système nerveux découle des nécessités de la locomotion. Il s’agit d’abord d’assurer la boucle sensori-motrice. Au cours de l’évolution, cette boucle réflexe s’est complexifiée en simulation de l’environnement, évaluation de la situation et calcul décisionnel menant à l’action. L’intelligence animale résulte d’un pli de l’intelligence organique sur elle-même puisque le système nerveux cartographie et synthétise ce qui se passe dans l’organisme et le contrôle en retour. L’expérience phénoménale naît de cette réflexion.

En effet, le système nerveux produit une expérience phénoménale, ou conscience, qui se caractérise par l’intentionnalité, à savoir le fait de se rapporter à quelque chose qui n’est pas forcément l’animal lui-même. L’intelligence animale se représente l’autre. Elle est habitée par des images sensorielles multimodales (cénesthésie, toucher, goût, odorat, audition, vue), le plaisir et la douleur, les émotions, le cadrage spatio-temporel indispensable à la locomotion, le rapport à un territoire, une communication sociale souvent complexe. Il est clair que les animaux sont capables de reconnaître des proies, des prédateurs ou des partenaires sexuels et d’agir en conséquence. Ceci n’est possible que parce que des circuits neuronaux codent des schémas d’interaction ou concepts qui orientent, coordonnent et donnent sens à l’expérience phénoménale.

L’INTELLIGENCE HUMAINE

Je viens d’évoquer l’intelligence animale, qui repose sur le système nerveux. Comment caractériser l’intelligence humaine, supportée par le codage symbolique ? Les catégories générales, concepts et schémas d’interaction qui étaient simplement codés par des circuits neuronaux dans l’intelligence animale sont maintenant aussi représentés dans l’expérience phénoménale par l’intermédiaire des systèmes symboliques, dont le plus important est le langage. Des images signifiantes (paroles, écrits, représentations visuelles, gestes rituels…) représentent des concepts abstraits et ces concepts peuvent se combiner syntaxiquement pour former des architectures sémantiques complexes.

Figure 3

Dès lors, la plupart des dimensions de l’expérience phénoménale humaine  – y compris la sensori-motricité, l’affectivité, la spatio-temporalité et la mémoire – se projettent sur les systèmes symboliques et sont contrôlées en retour par la pensée symbolique. L’intelligence et la conscience humaines sont réflexives. En outre, pour que se forme cette pensée symbolique, il faut que des systèmes symboliques, qui sont toujours d’origine sociale, soient internalisés par les individus, deviennent partie intégrante de leur psychisme et s’inscrivent “en dur” dans leurs systèmes nerveux. Il en résulte que la communication symbolique embraye directement sur les systèmes nerveux humains. Nous ne pouvons pas ne pas comprendre ce que dit quelqu’un si nous connaissons la langue. Et les effets sur nos émotions et nos représentations mentales sont quasi inévitables. On pourrait également prendre l’exemple de la synchronisation psycho-physique et affective produite par la musique. C’est pourquoi la cohésion sociale humaine est au moins aussi forte que celle des animaux eusociaux comme les abeilles et les fourmis.

On remarquera que la figure 3, comme plusieurs des figures qui vont suivre, évoque un partage et une interdépendance entre virtuel et actuel. En 1995, j’ai publié un livre sur le virtuel qui était à la fois une méditation philosophique et anthropologique sur le concept de virtualité et un essai de mise au travail de ce concept sur des objets contemporains. Ma thèse philosophique est simple : ce qui n’est que possible, mais non réalisé, n’existe pas. Par contraste, ce qui n’est que virtuel mais non actualisé existe. Le virtuel, ce qui est en puissance, abstrait, immatériel, informationnel ou idéal pèse sur les situations, conditionne nos choix, provoque des effets et entre dans une dialectique ou dans un rapport d’interdépendance avec l’actuel.

L’ÉCOSYSTÈME DE L’INTELLIGENCE COLLECTIVE

La figure 4 ci-dessous cartographie les principaux pôles de l’intelligence collective humaine ou, si l’on préfère, la culture qui vient avec la pensée symbolique. Le diagramme est organisé par deux symétries qui se croisent. La première symétrie – binaire – est celle du virtuel et de l’actuel. L’actuel est plongé dans l’espace et le temps, il est plutôt concret alors que le virtuel est plutôt abstrait et n’a pas d’adresse spatio-temporelle. La seconde symétrie – ternaire –  est celle du signe de l’être et de la chose, qui est inspiré du triangle sémiotique. La chose est ce que représente le signe et l’être est le sujet pour qui le signe représente la chose. A gauche (signe) se tiennent les systèmes symboliques, le savoir et la communication ; au milieu (être) se dressent la subjectivité, l’éthique et la société ; à droite (chose) s’étendent la capacité de faire, l’économie, la technique, la dimension physique. Il s’agit bien d’intelligence collective parce que les six sommets de l’hexagone sont interdépendants: les lignes vertes (les relations) sont aussi importantes, sinon plus, que les points où elles aboutissent.

Figure 4

Cette grille de lecture est valable pour la société en général mais également pour n’importe quelle communauté particulière. Au passage, virtuel, actuel, signe, être et chose sont (avec le vide) les primitives sémantiques du langage IEML (Information Economy MetaLanguage) que j’ai inventé et dont je dirai quelques mots plus bas.

Les six sommets de l’hexagone ne sont pas seulement les principaux points d’appui de l’intelligence collective humaine, ce sont aussi des univers de problèmes à résoudre:

  • problèmes de création de connaissance et d’apprentissage
  • problèmes de communication
  • problèmes de législation et d’éthique
  • problèmes sociaux et politiques
  • problèmes économiques
  • problèmes techniques, problèmes de santé et d’environnement.

Comment résoudre ces problèmes?

LE CYCLE AUTO-ORGANISATEUR DE L’INTELLIGENCE COLLECTIVE

La Figure 5 ci-dessous représente un cycle de résolution de problème en quatre étapes. Pour chacune des quatre phases du cycle (délibération, décision, action et observation), il existe un grand nombre de procédures différentes selon les traditions et les contextes où opère l’intelligence collective. Vous remarquerez que la délibération représente la phase virtuelle du cycle alors que l’action en représente la phase actuelle. Dans ce modèle, la décision fait la transition entre le virtuel et l’actuel tandis que l’observation passe de l’actuel au virtuel. Je voudrais insister ici sur deux concepts, la délibération et la mémoire, auxquels il arrive qu’on ne prête pas assez attention dans ce contexte.

Figure 5

Soulignons d’abord l’importance de la délibération, qui ne consiste pas seulement à discuter des meilleures solutions pour surmonter les obstacles mais aussi à construire et conceptualiser les problèmes de manière collaborative. Cette phase de conceptualisation va fortement impacter et même définir une bonne part des phases suivantes, elle va aussi déterminer l’organisation de la mémoire.

En effet, vous voyez sur le diagramme de la Figure 5 que la mémoire se trouve au centre du processus d’auto-organisation de l’intelligence collective. La mémoire partagée vient en appui de chacune des phases du cycle et contribue au maintien de la coordination, de la cohérence et de l’identité de l’intelligence collective. La communication indirecte par l’intermédiaire d’un environnement partagé est l’un des principaux mécanismes qui sous-tend l’intelligence collective des sociétés d’insectes, que l’on appelle la communication stigmergique dans le vocabulaire des éthologues. Mais alors que les insectes laissent généralement des traces de phéromones dans leurs environnements physiques pour guider l’action de leurs congénères, nous laissons des traces symboliques et cela non seulement dans le paysage mais aussi dans des dispositifs de mémoire spécialisés comme les archives, les bibliothèques et aujourd’hui les bases de données. Le problème de l’avenir de la mémoire numérique est devant nous : comment concevoir cette mémoire de telle sorte qu’elle soit la plus utile possible à notre intelligence collective?

VERS UNE INTELLIGENCE ARTIFICIELLE AU SERVICE DE L’INTELLIGENCE COLLECTIVE

Ayant acquis quelques notions de l’intelligence en général, des fondements de l’intelligence humaine et de la complexité de notre intelligence collective, nous pouvons maintenant nous interroger sur la relation de notre intelligence avec les machines.

Figure 6

La figure 6 propose une vue d’ensemble de notre situation. Au milieu, le « vivant » : les populations humaines, avec les corps actuels et les esprits virtuels des individus. Immédiatement au contact des individus, les machines matérielles (ou corps mécanique) du côté actuel et, du côté virtuel, les machines logicielles (ou esprit mécanique). Les machines matérielles jouent de plus en plus un rôle d’interface ou de medium entre nous et les écosystèmes terrestres. Quant aux machines logicielles, elles sont en train de devenir le principal intermédiaire – un médium encore une fois – entre les populations humaines et les écosystèmes d’idées avec lesquelles nous vivons en symbiose. Quant à la conscience collective, nous n’y sommes pas encore. Elle représente plus un horizon, une direction d’évolution à viser qu’une réalité. Il faut comprendre la Figure 6 en y ajoutant mentalement des boucles de rétroaction ou d’interdépendance entre les couches adjacentes, entre le virtuel et l’actuel, entre le mécanique et le vivant. Sur un plan éthique, on peut faire l’hypothèse que les collectivités humaines vivantes reçoivent les bienfaits des écosystèmes terrestres et des écosystèmes d’idées en proportion du travail et du soin qu’elles apportent à leur entretien.

L’AUTOMATISATION DE L’INTELLIGENCE

Effectuons un zoom avant sur notre environnement mécanique avec la Figure 7. Une machine est un dispositif technique construit par les humains, un automate qui bouge ou fonctionne “tout seul”. Aujourd’hui les deux types de machines – logicielles et matérielles – sont interdépendantes. Elles ne pourraient pas exister l’une sans l’autre et elles sont en principe contrôlées par les collectivités humaines dont elles augmentent les capacités physiques et mentales. Parce que la technique externalise, socialise et réifie les fonctions organiques et psychiques humaines elle peut parfois paraître autonome ou à risque de s’autonomiser, mais c’est une illusion d’optique. Derrière “la machine” il faut entrevoir l’intelligence collective et les rapports sociaux qu’elle réifie et mobilise.

Figure 7

Les machines mécaniques sont celles qui transforment le mouvement, à commencer par la voile, la roue, la poulie, le levier, les engrenages, les ressorts, etc. Citons comme exemples de machines purement mécaniques les moulins à eau ou à vent, les horloges classiques, les presses à imprimer de la Renaissance ou les premiers métiers à tisser.

Les machines énergétiques sont celles qui transforment l’énergie en impliquant de la chaleur ou de l’électricité. Citons les fours, les forges, les machines à vapeur, les moteurs à explosion, les moteurs électriques, et les procédés contemporains pour produire, transmettre et stocker l’électricité.

Quand aux machines électroniques, elles contrôlent l’énergie et la matière au niveau des champs électromagnétiques et des particules élémentaires et servent bien souvent à contrôler les machines de couches inférieures dont, par ailleurs, elles dépendent. Pour ce qui nous intéresse ici, ce sont principalement les centres de données (le “cloud”), les réseaux et les appareils qui sont directement au contact des utilisateurs finaux (le “edge”) tels qu’ordinateurs, téléphones, consoles de jeux, casques de réalité virtuelle et autres.

Abordons la partie virtuelle qui correspond à la mémoire partagée que nous avions mise au centre de notre description du cycle auto-organisateur de l’action collective. Si l’échange de messages point à point a toujours lieu, la majeure part de la communication sociale s’effectue désormais de manière stigmergique dans la mémoire numérique. Nous communiquons par l’intermédiaire de la masse océanique de données qui nous rassemble. Chaque lien que nous créons, chaque étiquette ou hashtag apposée sur une information, chaque acte d’évaluation ou d’approbation, chaque « j’aime », chaque requête, chaque achat, chaque commentaire, chaque partage, toutes ces opérations modifient subtilement la mémoire commune, c’est-à-dire le magma inextricable des rapports entre les données. Notre comportement en ligne émet un flux continuel de messages et d’indices qui transforment la structure de la mémoire, contribuent à orienter l’attention et l’activité de nos contemporains et entraîne les intelligences artificielles. Mais tout cela se fait aujourd’hui d’une manière plutôt opaque, qui ne rend pas justice à la nécessaire phase de délibération et de conceptualisation consciente qui serait celle d’une intelligence collective idéale.

La mémoire comprend avant tout les données qui sont produites, retrouvées, explorées et exploitées par l’activité humaine. Les interfaces Homme-Machine représentent le “front-end” sans lequel rien n’est possible. Elles déterminent directement ce qu’on appelle l’expérience de l’utilisateur. Entre les interfaces et les données, s’interposent principalement deux types de modèles d’intelligence artificielle, les modèles neuronaux et les modèles symboliques. Nous avons vu plus haut que l’intelligence humaine « naturelle » reposait notamment sur un codage neuronal et sur un codage symbolique. Or nous retrouvons ces deux types de codage, ou plutôt leur transposition électronique, à la couche de la mémoire numérique. Remarquons que ces deux approches, neuronale et symbolique, existaient déjà aux premiers temps de l’IA, dès le milieu du XXe siècle.

Les modèles neuronaux sont entraînés sur la multitude des données numériques disponibles et ils en extraient automatiquement des patterns de patterns qu’aucun programmeur humain n’aurait pu tirer au clair. Conditionnés par leur entraînement, les algorithmes peuvent alors reconnaître et produire des données correspondant aux formes apprises. Mais parce qu’ils ont abstrait des structures plutôt que de tout enregistrer, les voici capables de catégoriser correctement des formes (d’image, de texte, de musique, de code…) qu’ils n’ont jamais rencontrées et de produire une infinité d’arrangements symboliques nouveaux. C’est pourquoi l’on parle d’intelligence artificielle générative. L’IA neuronale synthétise et mobilise la mémoire commune. Bien loin d’être autonome, elle prolonge et amplifie l’intelligence collective qui a produit les données. Ajoutons que des millions d’utilisateurs contribuent au perfectionnement des modèles en leur posant des questions et en commentant les réponses qu’ils en reçoivent. On peut prendre l’exemple de Midjourney, dont les utilisateurs s’échangent leurs consignes (prompts) et améliorent constamment leurs compétences en IA. Les serveurs Discord de Midjourney sont aujourd’hui les plus populeux de la planète, avec plus d’un million d’utilisateurs. On commence à observer un phénomène semblable autour de DALLE 3. Une nouvelle intelligence collective stigmergique émerge de la fusion des médias sociaux, de l’IA et des communautés de créateurs. Ce sont des exemples d’une contribution consciente de l’intelligence collective humaine à des dispositifs d’intelligence artificielle.

De nombreux modèles pré-entraînés généralistes sont open-source et plusieurs méthodes sont aujourd’hui utilisées pour les raffiner ou les ajuster à des contextes particuliers, que ce soit à partir de consignes élaborées, d’un entraînement supplémentaire avec des données spéciales ou au moyen de feed-back humain, ou d’une combinaison de ces méthodes. En somme nous disposons aujourd’hui des premiers balbutiements d’une intelligence collective neuronale, qui émerge à partir d’un calcul statistique sur les données. Observons toutefois que les modèles neuronaux, aussi utiles et pratiques qu’ils soient, ne sont malheureusement pas des bases de connaissance fiables. Ils reflètent forcément l’opinion commune et les biais que charrient les données. Du fait de leur nature probabiliste, ils commettent toutes sortes d’erreurs. Enfin, ils ne savent pas justifier leur résultats et cette opacité n’est pas faite pour inciter à la confiance. L’esprit critique est donc plus que jamais nécessaire, surtout si les données d’entrainement sont de plus en plus produites par l’IA générative, ce qui crée un dangereux cercle vicieux épistémologique.

Intéressons-nous maintenant aux modèles symboliques. On les appelle de différents noms : collections de tags ou d’étiquettes, classifications, ontologies, graphes de connaissance ou réseaux sémantique. Ces modèles peuvent se ramener à des concepts explicites et à des relations tout aussi explicites entre ces concepts, y compris des relations causales. Ils permettent d’organiser les données sur un plan sémantique en fonction des besoins pratiques des communautés utilisatrices et ils autorisent le raisonnement automatique. Avec cette approche, on obtient des connaissances fiables, explicables, directement adaptées à l’usage que l’on vise. Les bases de connaissances symboliques sont de merveilleux moyens de partage des savoirs et des compétences, et donc d’excellents outils d’intelligence collective. Le problème vient de ce que les ontologies ou graphes de connaissances sont créées “à la main”. Or la modélisation formelle de domaines de connaissance complexes est difficile. La construction de ces modèles prend beaucoup de temps à des experts hautement spécialisés et coûte donc cher. La productivité de ce travail intellectuel est faible. D’autre part, s’il existe une interopérabilité au niveau des formats de fichiers pour les métadonnées sémantiques (ou systèmes de classification), cette interopérabilité n’existe pas au niveau proprement sémantique des concepts, ce qui cloisonne l’intelligence collective. On utilise Wikidata pour les applications encyclopédiques, schema.org pour les sites web, le modèle CIDOC-CRM pour les institutions culturelles, etc. Il existe des centaines d’ontologies incompatibles d’un domaine à l’autre et souvent même au sein d’un même domaine.

Cela fait des années que de nombreux chercheurs plaident en faveur de modèles hybrides neuro-symboliques afin de bénéficier des avantages des deux approches. Mon message est le suivant: si nous voulons avancer vers une intelligence collective à support numérique digne de ce nom et qui se tienne à la hauteur de nos possibilités techniques contemporaines, il nous faut :

  1. Renouveler l’IA symbolique en augmentant la productivité du travail de modélisation formelle et en décloisonnant les métadonnées sémantiques.
  2. Coupler cette IA symbolique renouvelée avec l’IA neuronale en plein développement.
  3. Mettre cette IA hybride encore inédite au service de l’intelligence collective.

IEML : VERS UNE BASE DE CONNAISSANCE SÉMANTIQUE

Nous avons automatisé et mutualisé la reconnaissance et la génération automatique de formes, qui est plutôt d’essence neuronale. Comment pouvons-nous automatiser et mutualiser la conceptualisation, qui est plutôt d’essence symbolique? Comment faire travailler ensemble la conceptualisation formelle par des êtres pensants et la reconnaissance de formes qui émerge des statistiques?

Figure 8

Parce que notre intelligence collective repose de plus en plus sur une mémoire numérique commune, cela fait trente ans que je cherche ce que pourrait être un système de coordonnées sémantiques pour la mémoire numérique, un système de métadonnées qui permettrait l’automatisation des opérations de conceptualisation et la mutualisation des modèles conceptuels.

Or la seule chose qui soit capable de générer tous les concepts que l’on voudra tout en maintenant la compréhension réciproque, c’est une langue. Mais les langues naturelles sont irrégulières, ambiguës et leur sémantique n’est pas calculable. J’ai donc construit une langue – IEML (Information Economy MetaLanguage) – dont les relations sémantiques internes sont des fonctions des relations syntaxiques. IEML est à la fois une langue et une algèbre. Cette langue est faite pour faciliter et automatiser autant que possible la construction de modèles symboliques tout en assurant leur interopérabilité sémantique. En somme c’est un outil permettant d’automatiser et de mutualiser la conceptualisation qui a vocation à servir de système de métadonnées sémantiques universel.

Nous pouvons maintenant répondre à notre question principale : comment utiliser l’intelligence artificielle pour augmenter l’intelligence collective? Il faut imaginer un écosystème de bases de connaissances sémantiques organisées selon l’architecture décrite sur la figure 8. Vous voyez qu’entre l’interface Homme-Machine et les données s’interposent trois couches. Au centre la couche des métadonnées sémantiques organise les données sur un plan symbolique et permet, grâce à sa structure algébrique, toutes sortes de calculs uniformes de type logique, analogique et sémantique. Nous savons que la modélisation symbolique est difficile et les éditeurs d’ontologies contemporains ne facilitent pas vraiment la tâche. C’est pourquoi, sous la couche des métadonnées je propose d’utiliser un modèle neuronal pour traduire les systèmes de signes naturels en IEML et vice versa ce qui favoriserait l’édition et l’inspection la plus intuitive possible des modèles sémantiques. Entre la couche des métadonnées et celle des données se trouve encore un modèle neuronal qui permettra la génération automatique de données à partir de consignes (prompts) en IEML. En sens inverse, le modèle neuronal effectuerait la classification automatique des données et leur intégration dans le modèle sémantique de la communauté utilisatrice. Notons que les propriétés algébriques d’IEML visent notamment un perfectionnement de l’apprentissage neuronal.

L’interface Homme-Machine immersive utilisant des signes naturels permettrait à tout un chacun de collaborer à la conceptualisation des modèles au niveau des métadonnées sémantiques et de générer les données appropriées au moyen de consignes (prompts) transparentes. Enfin, cette base de connaissance automatiserait la catégorisation, l’exploitation et l’exploration multimédia des données.

Une telle approche permettrait à chaque communauté de s’organiser selon son propre modèle sémantique tout en supportant la comparaison et l’échange de concepts et de sous-modèles. En somme, un écosystème de bases de connaissances sémantiques utilisant IEML maximiserait simultanément, (1) l’augmentation de la productivité intellectuelle par l’automatisation partielle de la conceptualisation, (2) la transparence des modèles et l’explicabilité des résultats, si importantes d’un point de vue éthique, (3) la mutualisation des modèles et des données grâce à un système de coordonnées sémantique commun, (4) la diversité et la liberté créative puisque les réseaux de concepts formulés en IEML peuvent se différentier et se complexifier à volonté. Un beau programme pour l’intelligence collective. J’appelle de mes vœux une mémoire numérique qui nous permettra de cultiver des écosystèmes d’idées divers, féconds et d’en récolter le maximum de fruits pour le développement humain.

Pierre Lévy lors de la conférence du 10 Octobre 2023. Photo: Luc Courchesne.

Comment penser la nouvelle sphère publique numérique? Je commencerai par évoquer le contexte anthropologique et démographique du basculement de la sphère publique dans l’environnement numérique. Dans un second temps, j’analyserai les nouvelles formes de mémoire et de communication supportées par le nouveau médium. J’évoquerai ensuite les figures de la domination et de l’aliénation propres à ce milieu de communication. Je terminerai, comme il se doit, par quelques perspectives d’émancipation.

1 Le contexte

Une nouvelle époque de la culture

Un des facteurs principaux de l’évolution des écosystèmes d’idées réside dans le dispositif matériel de production et de reproduction des symboles, mais aussi dans les systèmes « logiciels » d’écriture et de codage de l’information. Au cours de l’histoire, les symboles (avec les idées qu’ils portaient) ont été successivement pérennisés par l’écriture, allégés par l’alphabet et le papier, multipliés par l’imprimerie et les médias électriques.

A chaque étape, de nouvelles formes politiques sont apparues : villes, palais-temples et premiers états avec l’écriture, empires et cités avec l’alphabet ou le papier, états nations avec l’imprimerie et les médias électroniques.

Les symboles sont aujourd’hui numérisés et calculés, c’est-à-dire qu’une foule de robots logiciels – les algorithmes – les enregistrent, les comptent, les traduisent et en extraient des patterns. Les objets symboliques (textes, images fixes ou animées, voix, musiques, programmes, etc.) sont non seulement enregistrés, reproduits et transmis automatiquement, ils sont aussi générés et transformés de manière industrielle. En somme, l’évolution culturelle nous a menés au point où les écosystèmes d’idées se manifestent sous l’avatar de données animées par des algorithmes dans un espace virtuel ubiquitaire. Et c’est dans cet espace que se nouent, se maintiennent et se dénouent les liens sociaux, là que se jouent désormais les drames de la Polis… 

Le basculement démographique

L’hypothèse d’une mutation anthropologique rapide et de grande ampleur se fonde sur des données quantitatives qui ne prêtent pas à controverse.

Accès aux ordinateurs

Concernant l’accès aux ordinateurs, on peut considérer que 0,1 pour cent de la population mondiale avait un accès direct à un ordinateur en 1975 (avant la révolution de l’ordinateur personnel). Cette proportion se montait à 20% dans les pays riches en 1990 (avant la révolution du Web). En 2022, pour les pays européens, la proportion oscillait entre 65% (Grèce) et 95% (Luxembourg). A noter que ces derniers chiffres ne prennent pas en compte les téléphones portables.

Accès à l’Internet

La proportion de la population mondiale qui avait accès à l’Internet était d’environ 1% en 1990 (donc avant le Web), de 4% en 1999, de 24% en 2009, de de 51% en 2018 et de 65% en 2023. Selon l’Organisation internationale des télécommunications, environ 5 milliards de personnes sont des internautes. Toujours pour 2023, mais seulement en Europe, la proportion de la population branchée à l’Internet se monte à 93% (ce sont les données de l’Union Européenne).

Prise de connaissance des nouvelles

Pour compléter ces statistiques avec des données concernant plus directement la politique, 40% des européens et 50% des américains et canadiens prennent connaissance des nouvelles par les médias sociaux (je dis bien les médias sociaux et pas l’Internet en général). On dépasse partout les 50% pour les moins de quarante ans. Pour les données spécifiques concernant la lecture des journaux par opposition à la lecture de textes en ligne, les moins de trente ans lisent les nouvelles en ligne à 80% (données du Pew Research Center).

2 Mémoire et communication numérique

La nouvelle sphère publique

En somme, moins d’un siècle après l’invention des premiers ordinateurs, plus de soixante cinq pour cent de la population mondiale est branchée à l’internet et la mémoire du monde est numérisée. Qu’une information se trouve en un point du réseau et la voici partout. Du texte statique sur papier, nous sommes passé à l’hypertexte ubiquitaire, puis à l’Architexte surréaliste qui rassemble tous les symboles. Une mémoire virtuelle s’est mise à croître, secrétée par des milliards de vivants et de morts, fourmillant de langues, de musiques et d’images, grosse de rêves et de fantasmes, mêlant la science et le mensonge. La nouvelle sphère publique est multimédia, interactive, mondiale, fractale, stigmergique et – désormais – médiée par l’intelligence artificielle.

La nouvelle sphère publique est mondiale. Aussi bien le web que les grands médias sociaux comme Facebook, Twitter, LinkedIn, Telegram, Reddit, etc. sont internationaux et multilingues. La traduction automatique a atteint un point ou l’on peut maintenant comprendre, avec quelques erreurs, ce qu’un internaute écrit dans une autre langue. J’ajoute que, parallèlement à la traduction, la synthèse automatique de longs textes progresse, ce qui ajoute à la porosité des diverses bulles cognitives et sémantiques.

La sphère publique numérique est fractale, c’est-à-dire qu’elle se subdivise en sous-groupes, eux-mêmes subdivisés en sous-groupes, et ainsi de suite récursivement, avec toutes les réunions et intersections imaginables. Ces subdivisions recoupent des distinctions de plateformes, de langues, de zones géographiques, de centres d’intérêts, d’orientations politiques, etc. On peut donner comme exemples les groupes Facebook ou LinkedIn, les serveurs Discord, les canaux YouTube ou Telegram, les communautés de Reddit, etc.

L’intelligence collective stigmergique

Si l’échange de messages point à point a toujours lieu, la majeure part de la communication sociale s’effectue désormais de manière stigmergique. La notion de stigmergie est une des clés de la compréhension du fonctionnement de la sphère publique numérique. On distingue traditionnellement trois schémas de communication : un-un, un-plusieurs et plusieurs-plusieurs. Le schéma un-un correspond au dialogue, au courrier postal classique ou au téléphone traditionnel. Le schéma un-plusieurs décrit le dispositif où un éditeur/émetteur central envoie ses messages à une masse de récepteurs dits « passifs ». Ce dernier schéma correspond à la presse, au disque, à la radio et à la télévision. Internet représente une rupture parce qu’il permet à l’ensemble des participants d’émettre pour un grand nombre de récepteurs selon un schéma en réseau décentralisé « plusieurs vers plusieurs ». Cette dernière description est néanmoins trompeuse. En effet, si tout le monde émet pour tout le monde (ce qui est le cas), tout le monde ne peut pas écouter tout le monde. Ce qui se passe en réalité est que les internautes contribuent à alimenter une mémoire commune et prennent connaissance en retour du contenu de cette mémoire par l’intermédiaire de procédures de recherche et de sélection automatisées. Ce sont les fameux algorithmes de Google, (Page Rank), de Facebook, de Twitter, d’Amazon (recommandations), etc.

L’étymologie grecque explique assez bien le sens du mot « stigmergie » : des marques (stigma) sont laissées dans l’environnement par l’action ou le travail (ergon) de membres d’une collectivité, et ces marques guident en retour – et récursivement – leurs actions. Le cas classique est celui des fourmis qui laissent une traîne de phéromones sur leur passage lorsqu’elles ramènent de la nourriture à la fourmilière. L’odeur des phéromones incite d’autres fourmis à remonter leurs traces pour découvrir le butin et ramener des vivres à la ville souterraine en laissant par terre à leur tour un message parfumé.

On peut prétendre que toute forme d’écriture qui n’est pas précisément adressée est une forme de communication stigmergique : des traces sont déposées pour une lecture à venir et font office de mémoire externe d’une communauté. Si le phénomène est fort ancien, il a pris depuis le début du siècle une nouvelle ampleur. Plongés dans la nouvelle sphère publique numérique, nous communiquons par l’intermédiaire de la masse océanique de données qui nous rassemble. Les encyclopédistes de Wikipédia et les programmeurs de GitHub collaborent par l’intermédiaire d’une même base de données. A notre insu, chaque lien que nous créons, chaque étiquette ou hashtag apposée sur une information, chaque acte d’évaluation ou d’approbation, chaque « j’aime », chaque requête, chaque achat, chaque commentaire, chaque partage, toutes ces opérations modifient subtilement la mémoire commune, c’est-à-dire le magma inextricable des rapports entre les données. Notre comportement en ligne émet un flux continuel de messages et d’indices qui transforment la structure de la mémoire et contribuent à orienter l’attention et l’activité de nos contemporains. Nous déposons dans l’environnement virtuel des phéromones électroniques qui déterminent en boucle l’action des autres internautes et qui entraînent par-dessus le marché les neurones formels des intelligences artificielles (IA).

Le rôle de l’Intelligence artificielle dans la nouvelle sphère publique

Le cerveau biologique abstrait le détail des expériences actuelles en schémas d’interactions, ou concepts, codés par des patterns de circuits neuronaux. De la même manière, les modèles neuronaux de l’IA condensent les données innombrables de la mémoire numérique. Ils virtualisent les données actuelles en patterns et en patterns de patterns. Conditionnés par leur entraînement, les algorithmes peuvent alors reconnaître et reproduire des données correspondant aux formes apprises. Mais parce qu’ils ont abstrait des structures plutôt que de tout enregistrer, les voici capables de conceptualiser correctement des formes (d’image, de textes, de musique, de code…) qu’ils n’ont jamais rencontrées et de produire une infinité d’arrangements symboliques nouveaux. C’est pourquoi l’on parle d’intelligence artificielle générative.

La mémoire numérique est détachée de son lieu d’émission et de réception, mise en commun, en attente de lecture, suspendue dans les “nuages” de l’Internet, logicielle. Cette masse de donnée est maintenant compressée par des modèles neuronaux. Et les patterns cachés dans les myriades de couches et de connexions des cerveaux électroniques font retomber en pluie des objets symboliques inédits. Nous ne semons des données que pour récolter du sens.

L’IA nous offre un nouvel accès à la mémoire numérique mondiale. C’est aussi une manière de mobiliser cette mémoire pour automatiser des opérations symboliques de plus en plus complexes, impliquant l’interaction d’univers sémantiques et de systèmes de comptabilité hétérogènes.

3 Le côté obscur

L’état-plateforme et la nouvelle bureaucratie dans les nuages

Si les analyses qui précèdent ont quelque validité, le pouvoir politique se joue pour une bonne part dans la sphère publique numérique. Or son contrôle ultime se trouve « dans les nuages », aux mains des bureaucraties célestes qui calculent les interactions sociales et la mémoire. Les nuages, c’est-à-dire les réseaux de centres de données possédées par l’oligopole des GAFAM, BATX et compagnie. C’est pourquoi les prétendants à l’hégémonie politique mondiale, essentiellement les américains et les chinois, s’allient avec les seigneurs des données – ou les soumettent – parce que les oligarques numériques détiennent le contrôle matériel de la mémoire mondiale et de la sphère publique. Eux seuls ont d’ailleurs la capacité de mémoire et la puissance de calcul nécessaires à l’entraînement des modèles d’IA généraux dits « fondationnels ». Ce que j’appelle un État-Plateforme résulte de l’imbrication d’une super-puissance politique avec une fraction de l’oligarchie numérique.

La bureaucratie des nuages est plus efficace que celle des états-nations, héritée de l’ère de l’imprimerie. Déjà, plusieurs fonctions gouvernementales ou régaliennes sont assurées par les grandes plateformes ou par des réseaux numériques « décentralisés ». La liste qui suit n’est pas close :

  • Vérification de l’identité des personnes, reconnaissance faciale
  • Cartographie et cadastre
  • Création monétaire
  • Régulation du marché
  • Éducation et recherche
  • Fusion de la défense et de la cyberdéfense
  • Contrôle de la sphère publique, censure, propagande, “nudge” (coup de pouce statitique)
  • Surveillance
  • Biosurveillance

Les médias sociaux : addictions et manipulations

Notre allégeance aux seigneurs des données vient de la puissance de leurs centres de calcul, de leur efficacité logicielle et de la simplicité de leurs interfaces. Elle trouve aussi sa source dans notre dépendance à une architecture sociotechnique toxique, qui utilise la stimulation dopaminergique et les renforcements narcissiques addictifs de la communication numérique pour nous faire produire toujours plus de données. On sait combien, de ce point de vue, la santé mentale des populations adolescentes est à risque. En plus de la biopolitique évoquée par Michel Foucault, il faut donc maintenant considérer une psychopolitique à base de neuromarketing, de données personnelles et de gamification du contrôle.

Il faut s’y faire : la Polis a basculé dans la grande base de données mondiale de l’Internet. Dès lors, les luttes de pouvoir – toutes les luttes de pouvoir, qu’elles soient économiques, politiques ou culturelles – sont reconduites et compliquées dans le nouvel espace numérique. Sur le terrain glissant des médias sociaux, les camps qui s’affrontent disposent leurs armées de trolls coordonnées en temps réel, équipées de bots dernier cri, renseignées par l’analyse automatique des données et augmentées par l’apprentissage machine. Dans la guerre civile mondiale qui fait rage, politique intérieure et extérieure inextricablement mêlées, les nouveaux mercenaires sont les influenceurs. 

Mais toutes ces nouveautés n’invalident pas les règles classiques de la propagande, toujours d’actualité : répétition continuelle, simplicité des mots d’ordre, images mémorables, provocation affective et résonnance identitaire. Personne n’oublie non plus les conseils avisés de Machiavel pour amener l’ennemi à s’auto-détruire : « La guerre secrète consiste à se mettre dans la confidence d’une ville divisée, à se porter pour médiateur entre les deux partis jusqu’à ce qu’ils en viennent aux armes : et quand l’épée est enfin tirée à donner des secours prudemment dosés au parti le plus faible, autant dans le but de faire durer la guerre et de les laisser se consumer les uns par les autres, que pour se garder, par un secours trop massif, de révéler son dessein de les opprimer et de les maîtriser tous deux également. Si l’on suit soigneusement cette marche, on arrive presque toujours à son but. »[1]

La tête baissée sur nos smartphones, nous faisons tourner en boucle les stéréotypes qui renforcent nos identités éclatées et nos mémoires courtes sous le regard narquois des experts de l’intoxication, communicants stipendiés, spécialistes du marketing et agents d’influence géopolitiques…

IA et domination culturelle

Poursuivons cette revue des côtés obscurs de la nouvelle sphère publique par les enjeux de domination culturelle liés à l’Intelligence artificielle. On parle beaucoup des « biais » de tel ou tel modèle d’intelligence artificielle, comme s’il pouvait exister une IA non-biaisée ou neutre. Cette question est d’autant plus importante que, comme je l’ai suggéré plus haut, l’IA devient notre nouvelle interface avec les objets symboliques : stylo universel, lunettes panoramiques, haut-parleur général, programmeur sans code, assistant personnel. Les grands modèles de langue généralistes produits par les plateformes dominantes s’apparentent désormais à une infrastructure publique, une nouvelle couche du méta-médium numérique. Ces modèles généralistes peuvent être spécialisés à peu de frais avec des jeux de données issues d’un domaine particulier et de méthodes d’ajustement. On peut aussi les munir de bases de connaissances dont les faits ont été vérifiés.

Les résultats fournis par une IA découlent donc de plusieurs facteurs qui contribuent tous à son orientation ou si l’on préfère, à ses « biais ». a) Les algorithmes proprement dits sélectionnent les types de calcul statistique et les structures de réseaux neuronaux. b) Les données d’entraînement favorisent les langues, les cultures, les options philosophiques, les partis-pris politiques et les préjugés de toutes sortes de ceux qui les ont produites. c) Afin d’aligner les réponses de l’IA sur les finalités supposées des utilisateurs, on corrige (ou on accentue!) « à la main » les penchants des données par ce que l’on appelle le RLHF (Reinforcement Learning from Human Feed-back – en français : apprentissage par renforcement à partir d’un retour d’information humain). d) Finalement, comme pour n’importe quel outil, l’utilisateur détermine les résultats au moyen de consignes en langue naturelle (les fameux prompts). Il faut noter que des communautés d’utilisateurs s’échangent et améliorent collaborativement de telles consignes. La puissance de ces systèmes n’a d’égal que leur complexité, leur hétérogénéité et leur opacité. Le contrôle règlementaire de l’IA, sans doute nécessaire, semble difficile.

4 Perspectives d’émancipation

Littéracie numérique et pensée critique

Malgré tout ce qui vient d’être dit, la sphère publique du XXIe siècle est plus ouverte que celle du XXe siècle : les citoyens des pays démocratiques y jouissent d’une grande liberté d’expression et peuvent choisir leurs sources d’information parmi un vaste éventail de spécialisations thématiques, de langues et d’orientations politiques. Cette liberté d’expression et d’information, la nouvelle puissance distribuée de création et d’analyse de données, sans oublier les possibilités de coordination sociale offertes par le nouveau médium, tout cela ne représente que des potentialités émancipatrices. Seule une véritable éducation à la pensée critique dans le nouvel environnement de communication permettra d’actualiser ce potentiel de citoyenneté renouvelée. Pour fixer les idées, une étude de la BBC a récemment montré que 50% des jeunes gens de 12 à 16 ans croient aux nouvelles partagées sur les médias sociaux sans les vérifier. Et nous savons d’expérience que les enfants ne sont pas les seuls sujets crédules. Idéalement, la nouvelle éducation à la pensée critique devrait enseigner aux futurs citoyens à s’organiser comme de petites agences de renseignement autonomes qui rangent leurs centres d’intérêts par ordre de priorité, sélectionnent soigneusement des sources diversifiées, analysent les données à partir d’hypothèses explicites et maintiennent une classification pertinente de leur mémoire numérique personnelle. Il faut apprendre à discerner les sources de données en termes de catégories organisatrices, de récits dominants et d’agendas. On inculquera le réflexe journalistique élémentaire de croiser les sources ainsi identifiées. Enfin, les élèves devraient être entraînés à l’intelligence collective stigmergique et à l’apprentissage collaboratif.

Pour une gouvernance de la sphère publique numérique

Je me contenterai ici d’indiquer quelques grandes orientations d’une nécessaire gouvernance de la nouvelle sphère publique plutôt que de déterminer précisément les moyens d’y parvenir. Si le pilotage par gros temps peut nécessiter de nombreux détours, le cap est clair : il s’agit de perfectionner, autant que possible, la dimension réflexive d’une intelligence collective déjà en acte.

  • A l’appui de cette finalité, la transparence des processus en ligne semble une condition sine qua non. Je vise en particulier, mais pas seulement, une description claire, brève et en langue naturelle des algorithmes et des données d’entraînement des IA.
  • A l’exemple de Wikimédia, efforçons-nous de maximiser les « communs » de la connaissance.
  • Ouvrons les jeux de données et les algorithmes selon la voie tracée par le mouvement du logiciel libre.
  • Assurons la souveraineté pratique et légale des individus et des groupes sur les données qu’ils produisent.
  • Enfin, décentralisons la gouvernance des interactions en ligne en favorisant les procédures consensuelles. Le mouvement social qui porte la blockchain indique ici un chemin possible.

Afin d’apporter ma pierre au projet d’une intelligence collective réflexive j’ai inventé une langue (IEML, Information Economy MetaLanguage) ayant la même capacité d’expression et de traduction que les langues naturelles mais qui a aussi la régularité d’une algèbre, permettant ainsi un calcul de la sémantique. Cette langue pourrait servir de système de coordonnées sémantique à la nouvelle sphère publique. Elle contribuerait ainsi à transformer la mémoire numérique en miroir de nos intelligences collectives. Dès lors, une boucle de rétroaction plus fluide entre les écosystèmes d’idées et les communautés qui les entretiennent nous rapprocherait de l’idéal d’une intelligence collective réflexive au service du développement humain et d’une démocratie renouvelée. Il ne s’agit pas d’entretenir quelque illusion sur la possibilité d’une transparence totale, mais plutôt d’ouvrir la voie à l’exploration critique d’un univers de sens infini.


[1] Discours sur la première décade de Tite-Live. La Pléiade, Gallimard, Paris, p. 588

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FIGURE 1

J’ai montré dans un post précédent, l’importance contemporaine de la curation collaborative de données.  Les compétences dans ce domaine sont au coeur de la nouvelle litéracie algorithmique. La figure 1 présente ces compétences de manière systématique et, ce faisant, elle met en ordre les savoir-faire intellectuels et pratiques tout comme les « savoir-être » éthiques qui supportent l’augmentation de l’intelligence collective en ligne. L’étoile évoque le signe, le visage l’être et le cube la chose (sur ces concepts voir ce post). La table est organisée en trois rangées et trois colonnes interdépendantes. La première rangée explicite les fondements de l’intelligence algorithmique au niveau personnel, la seconde rappelle l’indispensable travail critique sur les sources de données et la troisième détaille les compétences nécessaires à l’émergence d’une intelligence collective augmentée par les algorithmes. L’intelligence personnelle et l’intelligence collective travaillent ensemble et ni l’une ni l’autre ne peuvent se passer d’intelligence critique ! Les colonnes évoquent trois dimensions complémentaires de la cognition : la conscience réflexive, la production de signification et la mémoire. Aucune d’elles ne doit être tenue pour acquise et toutes peuvent faire l’objet d’entraînement et de perfectionnement. Dans chaque case, l’item du haut pointe vers un exercice de virtualisation tandis que celui du bas indique une mise en oeuvre actuelle de la compétence, plus concrète et située. Je vais maintenant commenter le tableau de la figure 1 rangée par rangée.

L’intelligence personnelle

La notion d’intelligence personnelle doit ici s’entendre au sens d’une compétence cognitive individuelle. Mais elle tire également vers la signification du mot « intelligence » en anglais. Dans ce dernier sens, elle désigne la capacité d’un individu à mettre en place son propre système de renseignement.

La gestion de l’attention ne concerne pas seulement l’exercice de la concentration et l’art complémentaire d’éviter les distractions. Elle inclut aussi le choix réfléchi de priorités d’apprentissage et le discernement de sources d’information pertinentes. Le curateur lui-même doit décider de ce qui est pertinent et de ce qui ne l’est pas selon ses propres critères et en fonction des priorités qu’il s’est donné. Quant à la notion de source, est-il besoin de souligner ici que seuls les individus, les groupes et les institutions peuvent être ainsi qualifiés. Seuls donc ils méritent la confiance ou la méfiance. Quant aux médias sociaux, ce ne sont en aucun cas des sources (contrairement à ce que croient certains journalistes) mais plutôt des plateformes de communication. Prétendre, par exemple, que « Twitter n’est pas une source fiable », n’a pas plus de sens que l’idée selon laquelle « le téléphone n’est pas une source fiable ».

L’interpretation des données relève également de la responsabilité des curateurs. Avec tous les algorithmes statistiques et tous les outils d’analyse automatique de données (« big data analytics ») du monde, nous aurons encore besoin d’hypothèses causales, de théories et de systèmes de catégorisation pour soutenir ces théories. Les corrélations statistiques peuvent suggérer des hypothèses causales mais elles ne les remplacent pas. Car nous voulons non seulement prédire le comportement de phénomènes complexes, mais aussi les comprendre et agir sur la base de cette compréhension. Or l’action efficace suppose une saisie des causes réelles et non seulement la perception de corrélations. Sans les intuitions et les théories dérivées de notre connaissance personnelle d’un domaine, les outils d’analyse automatique de données ne seront pas utilisés à bon escient. Poser de bonnes questions aux données n’est pas une entreprise triviale !

Finalement, les données collectionnées doivent être gérées au plan matériel. Il nous faut donc choisir les bons outils d’entreposage dans les « nuages » et savoir manipuler ces outils. Mais la mémoire doit être aussi entretenue au niveau conceptuel. C’est pourquoi le bon curateur est capable de créer, d’adopter et surtout de maintenir un système de catégorisation qui lui permettra de retrouver l’information désirée et d’extraire de ses collections la connaissance qui lui sera utile.

L’intelligence critique

L’intelligence critique porte essentiellement sur la qualité des sources. Elle exige d’abord un travail de critique « externe ». Nous savons qu’il n’existe pas d’autorité transcendante dans le nouvel espace de communication. Si nous ne voulons pas être trompé, abusé, ou aveuglé par des oeillères informationnelles, il nous faut donc autant que possible diversifier nos sources. Notre fenêtre d’attention doit être maintenue bien ouverte, c’est pourquoi nous nous abonnerons à des sources adoptant divers points de vue, récits organisateurs et théories. Cette diversité nous permettra de croiser les données, d’observer les sujets sur lesquelles elles se contredisent et ceux sur lesquelles elles se confirment mutuellement.

L’évaluation des sources demande également un effort de décryptage des identités : c’est la critique « interne ». Pour comprendre la nature d’une source, nous devons reconnaître son système de classification, ses catégories maîtresses et son récit organisateur. En un sens, une source n’est autre que le récit autour duquel elle organise ses données : sa manière de produire du sens.

Finalement l’intelligence critique possède une dimension « pragmatique ». Cette critique est la plus dévastatrice parce qu’elle compare le récit de la source avec ce qu’elle fait réellement. Je vise ici ce qu’elle fait en diffusant ses messages, c’est-à-dire l’effet concret de ses actes de communication sur les conversations en cours et l’état d’esprit des participants. Je vise également les contributions intellectuelles et esthétiques de la source, ses interactions économiques, politiques, militaires ou autres telles qu’elles sont rapportées par d’autres sources. Grâce à cette bonne mémoire nous pouvons noter les contradictions de la source selon les moments et les publics, les décalages entre son récit officiel et les effets pratiques de ses actions. Enfin, plus une source se montre transparente au sujet de ses propres sources d’informations, de ses références, de son agenda et de son financement et plus elle est fiable. Inversement, l’opacité éveille les soupçons.

L’intelligence collective

Je rappelle que l’intelligence collective dont il est question ici n’est pas une « solution miracle » mais un savoir-faire à cultiver qui présuppose et renforce en retour les intelligences personnelles et critiques.

Commençons par définir la stigmergie : il s’agit d’un mode de communication dans lequel les agents se coordonnent et s’informent mutuellement en modifiant un environnement ou une mémoire commune. Dans le médium algorithmique, la communication tend à s’établir entre des pairs qui créent, catégorisent, critiquent, organisent, lisent, promeuvent et analysent des données au moyen d’outils algorithmiques. Il s’agit bien d’une communication stigmergique parce que, même si les personnes dialoguent et se parlent directement, le principal canal de communication reste une mémoire commune que les participants exploitent et transforment ensemble. Il est utile de distinguer entre les mémoires locale et globale. Dans la mémoire « locale » de réseaux ou de communautés particulières, nous devons prêter attention à des contextes et à des histoires singulières. Il est également recommandé de tenir compte des contributions des autres participants, de ne pas aborder des sujets non-pertinents pour le groupe, d’éviter les provocations, les explosions d’agressivité, les provocations, etc.

Quant à la mémoire « globale », il faut se souvenir que chaque action dans le médium algorithmique réorganise – même de façon infinitésimale – la mémoire commune : lire, taguer, acheter, poster, créer un hyperlien, souscrire, s’abonner, « aimer », etc. Nous créons notre environnement symbolique de manière collaborative. Le bon agent humain de l’intelligence collective gardera donc à la conscience que ses actions en ligne contribuent à l’information des autres agents.

La liberté dont il est question dans la figure 1 se présente comme une dialectique entre pouvoir et responsabilité. Le pouvoir recouvre notre capacité à créer, évaluer, organiser, lire et analyser les données, notre aptitude à faire évoluer la mémoire commune à partir de la multitude distribuée de nos actions. La responsabilité se fonde sur une conscience réfléchie de notre pouvoir collectif, conscience qui informe en retour l’orientation de notre attention et le sens que nous donnons à l’exercice de nos pouvoirs.

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FIGURE 2

L’apprentissage collaboratif

Finalement, l’apprentissage collaboratif est un des processus cognitifs majeurs de l’intelligence collective et le principal bénéfice social des habiletés en curation de données. Afin de bien saisir ce processus, nous devons distinguer entre savoirs tacites et savoirs explicites. Les savoirs tacites recouvrent ce que les membres d’une communauté ont appris dans des contextes particuliers, les savoir-faire internalisés dans les réflexes personnels à partir de l’expérience. Les savoirs explicites, en revanche, sont des récits, des images, des données, des logiciels ou d’autres ressources documentaires, qui sont aussi clairs et décontextualisés que possible, afin de pouvoir être partagés largement.

L’apprentissage collaboratif enchaîne deux mouvements. Le premier consiste à traduire le savoir tacite en savoir explicite pour alimenter une mémoire commune. Dans un second mouvement, complémentaire du premier, les participants exploitent le savoir explicite et les ressources d’apprentissage disponibles dans la mémoire commune afin d’adapter ces connaissances à leur contexte particulier et de les intégrer dans leurs réflexes quotidiens. Les curateurs sont potentiellement des étudiants ou des apprenants lorsqu’ils internalisent un savoir explicite et ils peuvent se considérer comme des enseignants lorsqu’ils mettent des savoirs explicites à la disposition des autres. Ce sont donc des pairs (voir la figure 2) qui travaillent dans un champ de pratique commun. Ils transforment autant que possible leur savoir tacite en savoir explicite et travaillent en retour à traduire la partie des connaissances explicites qu’ils veulent acquérir en savoir pratique personnel. J’écris “autant que possible” parce que l’explicitation totale du savoir tacite est hors de portée, comme l’a bien montré Michael Polanyi.

Dans le médium algorithmique, le savoir explicite prend la forme de données catégorisées et évaluées. Le cycle de transformation des savoirs tacites en savoirs explicites et vice versa prend place dans les médias sociaux, où il est facilité par une conversation créative civilisée : les compétences intellectuelles et sociales (ou morales) fonctionnent ensemble !

Par Pierre Lévy (@plevy sur Twitter), prof. à l’Université d’Ottawa

Ce texte a été publié dans la revue Sciences du design, n°2, décembre 2015

Danah Boyd (@zephoria sur Twitter) est chercheuse chez Microsoft et enseigne à Harvard. C’est une des plus brillantes chercheuses américaines sur le thème des médias sociaux. Son dernier ouvrage It’s Complicated, the social lives of networked teens (Yale, 2014) est consacré à démonter les mythes concernant les adolescents sur les médias sociaux. Ce travail de sociologie fort solide est fondé sur dix ans d’enquête de terrain (interviews, observations) et de sérieuses études en sciences sociales.
Au lieu de céder à la panique morale devant les prétendues incongruités émises par les ados sur My Space, Facebook, Twitter, Instagram et autres, Boyd prend un soin infini à reconstituer les contextes micro-sociologiques et macro-culturels qui leur donnent sens. La fameuse question de la vie privée sur Facebook, généralement posée de manière abstraite, est ramenée à la situation concrète des adolescents américains. Ces derniers sont coincés entre l’école et la maison – deux univers généralement très régulés – et ils sont peu libres d’interagir entre eux comme ils le veulent. C’est pourquoi ils travaillent activement à se construire des espaces publics sui generis en ligne qu’ils peuplent de leurs pairs. Et tant pis si les posts sont accessibles à tous et permanents. L’« addiction » aux gadgets ou aux réseaux sociaux fait les choux gras des médias traditionnels, des psy et des moralistes grincheux. Mais Boyd trouve plus pertinent d’évoquer une sociabilité adolescente brimée qui trouve à s’exprimer en ligne que d’utiliser le vocabulaire de la psychiatrie. Les loups-garous favoris des journalistes, à savoir les « prédateurs sexuels sur Internet » et « l’intimidation en ligne » (appelée aussi cyber-bullying) sont ramenés à leur juste proportion. L’immense majorité des enfants et adolescents victimes d’abus sexuels ont été brutalisés par des figures familières de leur entourage immédiat et non par des inconnus rencontrés en ligne. Après avoir lu Boyd, on ne confondra plus les farces un peu corsées, les drames affectifs et les échanges rituels d’insultes sur les réseaux sociaux avec la véritable intimidation (qui s’exerce systématiquement d’un fort sur un faible) et qui est somme toute assez rare. Dans les cas où les jeunes sont vraiment en danger, le médium social s’avère plutôt protecteur puisque les abuseurs peuvent être facilement retracés par la police avec l’aide des administrateurs des réseaux.
Après avoir dégonflé les peurs, Boyd s’attache à refroidir les espérances illusoires. Non, la communication par Internet ne fait pas disparaître miraculeusement les inégalités économiques et sociales, ni le racisme, ni les passions toxiques, qui s’exercent et se manifestent en ligne comme ailleurs. Non, les « digital natives » ne sont pas tous des geeks, ils ne savent pas forcément utiliser les outils disponibles en ligne et ils ne font pas preuve d’un esprit critique à toute épreuve devant les flots d’information. Ne confondons pas la familiarité avec un médium et la connaissance approfondie de la manière de s’en servir. La ligne de partage ne passe pas par la date de naissance mais par la culture générale et l’éducation aux médias numériques.
Au-delà de l’effort louable pour contrer la désinformation journalistique et pour rassurer les parents et les éducateurs, le livre de Boyd nous offre un riche accès aux données de son enquête. La présence (un peu redondante) de ce matériau quasi ethnographique a l’avantage de permettre au lecteur qui ne partage pas tous les présupposés de l’auteur d’approfondir sa réflexion sur le médium algorithmique et de tirer ses propres conclusions. Pour ma part, la lecture de cet ouvrage confirme l’idée selon laquelle nous vivons déjà à l’ère data-centrique, dans laquelle les relations sociales passent de plus en plus par les algorithmes et les données. Etant symbolisés par des bits disponibles et computables, les rapports sociaux sont ainsi mis en transparence (pour le meilleur ou pour le pire). Il est clair que cette évolution ouvre de nouvelles avenues économiques, politiques et militaires, mais aussi scientifiques. Un jour, les humanités numériques devront dépasser les belles visualisations de réseaux sociaux pour exploiter en profondeur toutes ces données au moyen d’hypothèses théoriques novatrices et surtout pour renvoyer aux internautes des images utiles des processus socio-cognitifs dans lesquels ils sont engagés.
It’s complicated permet aussi de commencer à réfléchir avec quelque recul sur les déclencheurs non-techniques de l’explosion de popularité des médias sociaux au tournant des XXe et XXIe siècles. Les communautés virtuelles existaient dès les années 1970, mais les médias sociaux ne sont devenus un phénomène massif à l’échelle planétaire que durant la première décennie du XXIe siècle. Les matériaux proposés par Boyd laissent entrevoir l’émergence de ce phénomène à partir de « lignes de faille » socio-démographiques. Pourquoi sont-ce les adolescents (et pas un autre groupe social) qui se sont engouffrés dans le nouvel espace d’interaction en ligne ? Sans doute parce que cette cohorte turbulente occupe un espace interstitiel entre l’âge adulte et l’enfance. Les ados ont cherché à se ménager une zone de liberté dans les réseaux qui soit protégée aussi bien des règlements scolaires que d’une lourde sollicitude parentale obsédée par la sécurité. Les explications de Boyd à ce sujet sont fondées sur une analyse minutieuse de ses entretiens avec des jeunes vivant aux USA. Nous sommes ainsi éclairés sur les évolutions récentes de la société américaine. Mais ce phénomène, qui a certes commencé aux Etats-Unis, s’est immédiatement étendu au reste du monde, où les contraintes sociales sur les adolescents sont différentes et fort variées… L’explication en termes sociologiques et démographiques est donc partielle et limitée à un seul pays. La lecture de Neurotribes (Penguin, 2015) de Steve Silverman nous suggère une autre hypothèse, qui n’est pas forcément contradictoire avec la première. Ce ne serait pas les ados en général, mais les jeunes autistes (les « aspies ») qui seraient les pionniers du développement de la sociabilité en ligne, dès les années 1980 et 1990, parce qu’ils ont trouvé là une manière de communiquer leur permettant de surmonter leur maladresse sociale ! Les minorités cognitives doivent aussi être considérées.
Dès que l’on commence à réfléchir aux causes, on se trouve immédiatement confronté à la fameuse question du « déterminisme technologique », à savoir une hérésie combattue avec force par diverses chapelles de la recherche en sciences sociales. Comme si la technologie n’était pas de la société, de la culture et de l’histoire ! De manière rituelle (et sans nul doute sincère) Boyd critique le déterminisme technologique (par exemple p. 15). Il s’agit pour elle d’assurer que des résultats socialement souhaitables – ou détestables – ne sont nullement garantis par des outils ou des procédés techniques. Nous sommes tous d’accord sur ce point de simple bon sens. Mais ne faudrait-il pas distinguer entre le conditionnement par la technique – le fait que la technique rende possible une vaste gamme de comportements et d’interactions sociales – et la détermination complète d’un phénomène social par une technique considérée indépendamment de son contexte? Si l’hypothèse d’une détermination complète est presque toujours fausse, il me semble que celle du conditionnement (une forme douce du déterminisme technologique) est bien souvent pertinente.
Le livre de Boyd intervient dans une vaste conversation publique sur la jeunesse en ligne à laquelle participent les ados, les parents, les éducateurs, les journalistes, les législateurs et l’industrie. Ici, Boyd se présente essentiellement comme la porte-parole des ados « sans voix » dans le débat civique. Mais son livre intervient aussi dans une autre conversation, plus restreinte, animée par les chercheurs qui travaillent sur les transformations culturelles liées au développement du médium algorithmique. Or nombre de ces chercheurs pensent que leur rôle est avant tout de dénoncer « le système » en général et « le capitalisme » en particulier, dont les techniques numériques sont évidemment le soutien, voire le fer de lance. Boyd paye tribut (p. 27) à la critique du capitalisme, et cela d’autant plus qu’elle doit expier le péché d’être salariée de Microsoft, mais elle nous annonce juste ensuite cette brève révérence qu’elle va considérer la société américaine telle qu’elle est, sans s’appesantir sur la dénonciation du système. Je note à ce sujet que les catégories sociales qu’elle utilise dans l’analyse de ses données (sexe, genre, race, âge, classe, etc.) sont exactement les catégories qui sont utilisées couramment par les adolescents qui sont les objets de ses recherches. En d’autres termes, elle fait de l’ethnométhodologie sans le dire. Cela donne un texte hyper américain, dans lequel les étiquettes classantes de la culture locale (teen, white, latino, black, bi-racial, queer, etc.) sont admises comme naturelles. Or, paradoxalement, c’est précisément son acceptation de la réalité sociale telle qu’elle est et des catégories sociales telles qu’elles sont utilisées par les acteurs eux-mêmes qui donne à son texte son efficacité politique… et donc sa portée critique concrète ! J’en arrive finalement à une réflexion concernant la posture dénonciatrice d’un grand nombre d’intellectuels et d’universitaires qui se spécialisent dans l’analyse du numérique. Un Morozov écrase de son mépris d’intellectuel européen les ingénieurs américains et les publicistes effervescents et superficiels de la Silicon Valley qui n’ont pas lu Latour et qui s’imaginent qu’on peut régler des problèmes politiques complexes avec des gadgets. Mais n’est pas Walter Benjamin ou Theodor Adorno qui veut… Par contraste, Boyd essaye de résoudre des problèmes en faisant travailler ensemble l’industrie, les politiques, les sciences sociales et les humanités. Il n’est pas sûr que les sombres prophètes de l’apocalypse culturelle et les dénonciateurs systématiques (que l’on trouve aussi bien aux USA qu’en Amérique Latine, en Europe et en Asie) soient, au bout du compte, les meilleurs représentants d’une véritable pensée critique, capable de projeter et d’aménager la civilisation en émergence.

BIBLIOGRAPHIE

Adorno, Theodor et Horkheimer, Max, La dialectique de la raison, Gallimard, 1974 (version originale en allemand : 1947).

Benjamin, Walter, «L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique», dernière version 1939, in Œuvres III, Gallimard, 2000.

Boyd, Dana, It’s complicated, the social lives of networked teens, Yale UP, 2014

Latour, Bruno, Science in Action, Harvard UP, 1987

Lehn, Dirk vom, Harold Garfinkel: The Creation and Development of Ethnomethodology, Left Coast Press, 2014.

Morozov, Evgeni, To Save Everything, Click Here: The Folly of Technological Solutionism, Public Affairs, 2013

Silberman, Steve, NeuroTribes: The Legacy of Autism and the Future of Neurodiversity, Penguin, 2015

DansL'usine

MY TRIP

IBERTIC (Instituto Iberoamericano de TIC in Education) invited me in Buenos Aires for a series of conferences and consultations during the week of 13th to 17th of april 2015. I gave four speeches in front of different audiences: one of my main speeches was about « collective intelligence for educators » and another about « The emergence of reflexive collective intelligence ».

I had several meetings with people engaged in teaching, training and policy coordination related to « TIC and education ».
Argentina has a big state-led program (Connectar Igualidad) to give a computer to every student in secondary education. I visited the warehouse where these computers are packed and sent to the students and I had a look at the mainly « open » applications included in the package. I visited also Canal Encuentro, the state-run educational television, where a team related to the program « Connectar Igualidad » is building one portal for educators and another one for the students. These portals are supposed to provide learning resources and tools for communication and collaboration.

STORIES FROM MY PERSONAL EXPERIENCE

During this trip I had, at several occasions, the opportunity to speak about my own experience in using TICs as an educator. In the various courses that I teach at the University of Ottawa, I ask my students to participate to a closed Facebook group, to register on Twitter (and to follow me: @plevy), to use a collaborative repository in the cloud (a social bookmarking plateform or a curation plateform like Scoop.it) and to open a blog if they don’t have already one.

– The Facebook group is used to share the syllabus, our agenda, the mandatory lectures (all of them on line « at one click »), our electronic addresses (Twitter, blog, collaborative memory plateform), the questions asked by the students, etc. The students can participate to the collective writing and editing of « mini-wikis » inside the FB group. They are invited to suggest good reads related to the course by adding commented links.

– Twitter is used through a careful use of hashtags. I use it for quick real-time feed-back during the course: to check what the students have understood. Then, every 2 or 3 weeks, I invite students to look back at their collective traces on Twitter to recollect what they have learned and to ask questions if something is not clear. I experimented also a « twitter exam » where the students have to evaluate my tweets: no reaction if my tweet is false, a favorite if it contain some truth, a retweet if they agree and a retweet plus a favorite if they strongly agree. After having reviewed the tweets and their responses, I ask to the students what are – according to them – their worst possible errors of appreciation. The final evaluation of the exam (that is, of their reactions to my tweets) is made by applying to the students the rules that they have determined themselves! Finally I teach them the practical use of Twitter lists.

– The collaborative repository in the cloud (Diigo, Scoop.it) is used to teach the sudents the use of categories or « tags » to organize a common long-term memory, as opposed to the ephemeral information on popular social media.

– The blogs are used as a way to display the assignments. The students are encouraged to add images and links. For the last assignment they have to describe – from their own point of view – the main points that they have learned during the course.

At the end of a semester, the students have not only acquired knowledge about the subject matter, they also improved their collaborative learning skills in a trans-platform environment!

MY TAKE-AWAY ADVICE FOR IBERTIC AND THE EDUCATIONAL COMMUNITY IN ARGENTINA

A social network is a human reality
As « how » once told me: a social network is neither a platform nor a software: it is a human reality. In the same vein, building a closed platform is in no way a solution to collaboration, training, learning or communication problems. The solution is to grow a « community of practice » or a « collaborative learning network » that will use all the available and relevant platforms, including face to face meetings and well known commercial platforms that are available at no cost.

There is no such thing as an educational technology
There are no educational technologies. There are only educational or learning uses of technology. The most important things are not the technologies by themselves (software, platforms, resources) but the educational practices and the effective collaborative learning processes.

The new literacy
The new intellectual literacy encompasses all collaborative data curation skills, including attention management, formal modeling, memory management, critical thinking, stimergic communication, etc. It is neither a discipline nor a specialized knowledge but a consistent set of transversal competencies that should be strengthened in all kinds of learning practices. Of course, this literacy cannot be taught by people who do not master it!

Staying motivated despite constraints
The educational community faces a lot of constraints, particularly in not so rich countries:
– lack of infrastructure (hardware, software, connectivity),
– lack of institutional facilitation (innovation and openness are praised in theory but not encouraged in practise),
– lack of knowledge and skills on the educator’s side.
The educator should consider herself / himself as an artist transforming these constraints into beauty through a creative process. Do what you can in your circonstances. There are no perfect method, software or platform that will solve all the problems magically in every environment and context. Teaching is itself an open-ended (collaborative) learning process.

I recommand this video in spanish about Personal Learning Environments

Jung-Mandala

I will speak the 5th of September 2014 in Rio de Janeiro at the event Educaçao 360.

Here is my presentation: Algorithmic communication

The-Way-to-Go

Chat vairon

MA PRÉFACE À L’EXCELLENT LIVRE DE STÉPHANE VIAL, L’ETRE ET L’ÉCRAN

Au-delà de la simple posture de consommateur ou d’utilisateur, si nous voulons y voir un peu plus clair sur la manière dont nous entremêlons nos pensées et nos symboles dans le médium algorithmique, si nous voulons comprendre la mutation numérique en cours et nous donner les moyens de peser sur son déroulement, il est nécessaire de garder les deux yeux bien ouverts: aussi bien l’oeil critique que l’oeil visionnaire.

L’oeil critique
Du côté de l’oeil critique, apprenons d’abord à sourire devant les slogans de pacotille, les mots-clic du marketing, les courses au Klout et les poses de « rebelle du libre ». L’Internet est peut-être pour certains une nouvelle religion. Pourquoi pas? Mais de grâce, ne nous construisons pas de nouvelles idoles : l’Internet n’est ni un acteur, ni une source d’information, ni une solution universelle, ni un modèle (Evegeny Morozov nous explique fort bien tout cela dans son dernier livre To Save Everything, Click Here: The Folly of Technological Solutionism).
Ce n’est pas un acteur. Le nouveau médium algorithmique qui se complexifie sous nos doigts et nos regards entrecroisés n’est certainement pas un acteur homogène, mais plutôt l’assemblage hypercomplexe d’une multitude d’acteurs humains et non-humains de toutes natures, un assemblage en transformation constante et rapide, un métamédium qui abrite et entremêle une grande diversité de médias dont chacun réclame une analyse particulière dans un contexte socio-historique particulier. Le médium algorithmique ne prend pas de décisions et n’agit pas de manière autonome.
Ce n’est pas non plus une source d’information : seules les personnes et les institutions qui s’y expriment sont de véritables sources. La confusion, entretenue par de nombreux journalistes, vient de ce que, dans les médias de diffusion unilatérale traditionnels (organes de presse, radios, télévisions), le canal se confond avec l’émetteur. Mais, dans le nouvel environnement de communication, les mêmes plateformes peuvent être utilisées par de nombreuses sources indépendantes.
Le simple bon sens nous suggère également que ni l’Internet, ni même le bon usage de l’Internet, fût-ce selon les lignes du crowdsourcing ou de l’open data, ne peuvent évidemment fournir une solution universelle et un peu magique à tous les problèmes économiques, sociaux, culturels ou politiques. Lorsque presque tout le monde n’a plus que les mots de « disruption », d’innovation, de fonctionnement en réseau et d’intelligence collective à la bouche, ces mots d’ordre (voir l’analyse philosophique du mot d’ordre par Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux) n’ont plus aucun sens parce qu’ils ne font plus de différence.
Dans le même ordre d’idée l’Internet n’est pas non plus un modèle. Wikipedia (depuis 2001) représente sans aucun doute une réussite dans le domaine du travail collaboratif et de la diffusion des connaissances. Mais faut-il pour autant imiter Wikipedia pour des projets et dans des contextes bien différents de celui de l’encyclopédie en ligne? On peut en dire autant d’autres réussites comme celles des logiciels à sources ouverte (depuis 1983) ou de la licence Creative Commons (depuis 2001). Wikipedia et la propriété intellectuelle libre sont désormais des institutions interdépendantes et bien établies. S’il faut copier la communauté Wikipedia ou celle du « libre », ce serait plutôt dans leur capacité à concevoir – presque de toutes pièces – les modèles singuliers dont elles avaient besoin pour leurs projet à elles. Nous sommes en 2013 et il n’y a aucune raison pour que de nouveaux modèles originaux ne viennent pas s’ajouter à ceux-là, en vue de projets peut-être plus ambitieux. Nous avons certes à faire fructifier les héritages technique, juridique et organisationnel du mouvement socio-technique multiforme qui a porté l’émergence du médium algorithmique, mais pourquoi devrions-nous nous conformer à de quelconques modèles?
Pour en finir avec l’oeil critique, examinons quelques mots d’ordre en vogue tels que les  big data et les digital humanities. Il est clair que l’immensité des données publiques disponibles appelle un effort concerté pour en extraire le maximum d’information utile. Mais les tenants des big data entretiennent l’illusion épistémologique qu’ils pourraient se passer de théories et qu’il leur est possible de faire émerger la connaissance d’une « simple » analyse statistique des données. Comme si la sélection des ensembles de données, le choix des catégories qui leur sont appliquées et la conception des algorithmes qui les traitent ne relevaient d’aucun d’aucun point de vue pragmatique, d’aucune hypothèse particulière et, en somme, d’aucune théorie! Mais peut-on demander à des ingénieurs ou à des journalistes, aussi bien intentionnés soient-ils, d’expliciter des théories en sciences humaines, alors que les chercheurs en sciences humaines eux-mêmes en fournissent si peu, si mal, de si simplistes ou de si limitées à telle ou telle localité?
Cela me mène à l’engouement contemporain pour les digital humanities. L’effort pour éditer et mettre en libre accès les données des sciences humaines, pour traiter ces données avec les outils des big data et pour organiser des communautés de chercheurs autour de ce traitement est certes fort louable. Hélas, je ne discerne pour l’instant aucun travail de fond pour résoudre les immenses problèmes de fragmentation disciplinaire, de testabilité des hypothèses et d’hyper-localité théorique qui empêchent les sciences humaines d’émerger de leur moyen-âge épistémologique. Les outils techniques ne suffisent pas! Quand les sciences humaines se délivreront-elles du sortilège post-moderniste qui leur interdit l’accès à la connaissance scientifique et au dialogue ouvert dans l’universel ? Pourquoi tant de chercheurs, pourtant très doués, se cantonnent-ils à la dénonciation politico-économique, à la protection ou à l’attaque de telle ou telle « identité » ou à l’enfermement disciplinaire? Sans doute faudra-t-il mobiliser de nouveaux instruments algorithmiques (la partie digital), mais il faudra surtout que la communauté des sciences humaines découvre un sens nouveau à sa mission (la partie humanities).

L’oeil visionnaire
Je disais en commençant que nous avions besoin – pour comprendre et pour agir – d’ouvrir nos deux yeux : l’oeil critique et l’oeil visionnaire. L’oeil critique dissout les idoles intellectuelles qui obstruent le champ cognitif. L’oeil visionnaire discerne de nouveaux problèmes, envisage les avenirs dissimulés dans la brume de l’avenir et crée. C’est là qu’intervient notamment la perspective du design, si bien évoquée par Stéphane Vial au sixième chapitre de L’être et l’écran. Mais avant de songer à créer, il faut d’abord discerner. L’humanité est la seule espèce animale à manipuler des symboles et cette singularité lui a donné accès à la conscience réflexive, à la culture et à l’histoire. Dès lors qu’un nouvel univers de communication – un univers qui est évidemment le fruit de sa propre activité – augmente et modifie sa capacité de manipulation symbolique, c’est l’être même de l’humanité – sa singularité ontologique – qui est appelé à se reconstruire. Or le médium algorithmique rassemble et interconnecte sur un mode ubiquitaire aussi bien les flots de données numériques émis par nos activités que les armées d’automates symboliques qui transforment et nous présentent ces données. Dès le XXe siècle, quelques visionnaires avaient osé regarder en face la mutation anthropologique qu’implique ce nouveau régime de manipulation symbolique. Il est temps maintenant que les conditions techno-sociales de la mutation en cours, les problèmes béants qu’elle nous pose et les opportunités inouïes qu’elle nous ouvre soient frontalement pris en compte par la communauté des chercheurs en sciences humaines. Comme le montre parfaitement le livre de Stéfane Vial, la « révolution numérique » ne concerne pas tant les apparences, ou l’observable, auquel les journalistes se limitent par profession, que le système organisateur de nos perceptions, de nos pensées et de nos relations, leur nouveau mode d’apparition, leur fabrique cognitive, leur nature naturante. Ouvrons donc notre oeil visionnaire, traversons le miroir et commençons à explorer le changement de transcendantal historique, l’émergence d’une nouvelle épistémè. Il est clair pour moi, comme je crois pour Stéfane Vial et pour bien d’autres, que ce changement est oeuvre humaine, qu’il n’est pas achevé et qu’il offre encore de nombreuses possibilités d’inflexion et d’intervention créative. Mais pour que les virtualités les plus fécondes de notre évolution historique et culturelle s’actualisent, encore faut-il les apercevoir et se donner les moyens non seulement techniques mais aussi symboliques, théoriques et organisationnels de les réaliser.
Il y a certes quelques exigences à respecter : des exigences culturelles, économiques, techniques, existentielles. Culturelles : ne mépriser ni les traditions locales, ni les traditions transmises par les générations passées ; respecter les trésors de savoir et la sagesse contenues dans les institutions vivantes. Economiques : quelles que soient les options choisies (public, privé, commercial, non commercial, etc.) nos projets doivent être viables. Techniques : familiarisons-nous avec les algorithmes, leur calculabilité, leur complexité. Existentielles : le design des expériences doit prendre en compte l’existence corporelle, relationnelle, affective et esthétique des humains engagés dans les dispositifs d’interaction techniques. Une fois ces exigences respectées, la liberté créatrice n’a pas de limite.
Pour ma part, je crois que la direction d’évolution la plus prometteuse est celle d’un saut de réflexivité de l’intelligence collective, dans une perspective générale de développement humain (voir La sphère sémantique). Ce projet culturel et cognitif s’appuie sur un dispositif techno-symbolique de mon invention : IEML. Ce métalangage algorithmique s’auto-traduit dans toutes les langues et fournit aux sciences humaines un puissant outil de catégorisation et d’explicitation théorique. Ce projet n’en exclut aucun autre. J’invite à penser et à dialoguer au sein d’une universalité ouverte. Ma philosophie, comme celle de Stéphane Vial, accueille l’émergence, la durée et l’évolution de singularités créatives et interprétatives qui soient à la fois distinctes et interdépendantes, compétitives et coopératives.
Il semble que nous ayons oublié pourquoi nous avons édifié le médium algorithmique. Etait-ce pour devenir millionnaire? Etait-ce pour révéler enfin aux peuples opprimés le « marketing des médias sociaux » qu’ils attendaient avec tant d’espoir? Etait-ce pour que chacun, des enfants des écoles aux armées les plus puissantes en passant par les entreprises et les partis politiques, puisse surveiller, calomnier et détruire ses ennemis avec des moyens plus puissants? Stéphane Vial nous rappelle ce que nous avons visé, ce que nous visons toujours, ce but qui semble se dérober au fur et à mesure que nous le poursuivons et qui cependant oriente notre course : une révélation dans les sujets.

Britannica

Steve Jankowski’s Master Thesis (Wikipedia and Encyclopaedism: A genre analysis of epistemological values Click Here!) is proof that a supervisor (me) can learn more from his student than the student from his supervisor. And I’m not speaking here about learning some interesting facts or methodological tricks. When reading the final version of the thesis, I truly learned about new, relevant and important ideas pertaining to digital humanities and post-colonial epistemology.

The main theme of Jankowski’s work is the “epistemological conservatism” of Wikipedia. This conservatism can be seen in two important features of this encyclopedia: its categorization system and its general theory of knowledge.

First, based on rigorous scientific methodology, this groundbreaking research shows that the paratextual headings of the famous online encyclopedia are very close to those of the 19th century Britannica. Since headings and disciplines form the meta-data system of the encyclopedia, or its chief categorization apparatus, we can say safely that it is one of the place where its tacit epistemology is hiding.

Second, based on a thorough historical study of the encyclopedic genre, Jankowski shows that the theory of knowledge officially followed by Wikipedia is also the theory of knowledge stemming form the movement of enlightenment and developed by modern Europe in the 19th century. According to this general framework, there is an “objective” scientific truth, that is produced by the scientific community according to its own academic rules (the primary sources) and a vulgarization of this objective truth by the writers and editors of the encyclopedia. Vulgarization is understood here as a kind of synthetic compendium of scientific knowledge for the “cultivated public” (meaning in fact: people having at least a secondary education).

These two discoveries are important for several reasons.

Wikipedia is one of the most consulted sites of the Internet and it is the first place where journalists, students and professors alike, go to find some basic information on any subject. This means that any epistemological bias in Wikipedia has more influence on the contemporary public mind than those exerted by the news outlets. A deeper influence, indeed, because Wikipedia is not only about facts, news or events but also about the basic structure of knowledge.

The idea that Wikipedia is epistemologically conservative may be counter-intuitive for many. Is not Wikipedia completely open and free? Don’t we know that anybody may write and edit this encyclopedia and that the editing process itself is transparent? Isn’t Wikipedia a fantastic example of international collective intelligence and one of the big successes of crowd-sourcing? Of course! But the big lesson of Jankowski’s work is that all this is not enough. There are still some emancipatory efforts to be made.

Wikipedia has opened new grounds by using hyper-textual tools, a crowd-sourced editorial process and an open intellectual property. These are all good and each should be pursued to further develop collective intelligence in online environments. But Wikipedia also contains within its DNA the typographic epistemology and the categorization system of good old colonial Great Britain.

In an increasingly data-centric society, when mastery of knowledge is the main asset of cultural, economic and military power, epistemology is key to the new politics. In this regard, Jankowski implicitly asks us two strategic questions. How can we build an organic and unified compendium of knowledge allowing as many categorization systems as possible? How can we integrate the different point of views on a given subject in a perspectivist way instead of imposing a “neutrality” or “objectivity” that reflects inevitably the dominating consensus? These sort of questions address epistemology’s crucial role in the new politics and within personal and collective identities.